Tu me dis si t’aimes pas, hein ?


De la docilité
Elle ne compte plus les victoires quotidiennes sur elle-même, elle ne les fait même plus remarquer par crainte de passer pour une originale, pour une folle.
Et pourtant… il lui faut beaucoup de volonté pour ne pas fuir les regards, éluder les questions qui n’ont rien d’extraordinaire, commandées par l’esprit pratique : « On fait quoi, aujourd’hui ? Tu me dis quand t’as faim ? Où veux- tu aller ? Qu’est-ce que tu veux manger ? Tu me dis si t’aimes pas, hein ? »
Non seulement elle ne peut pas répondre, paralysée par la crainte autant viscérale qu’irraisonnée de faire peser ses avis sur la vie des autres – ne pas laisser de marque, surtout ne pas laisser de trace –, mais c’est qu’en plus elle n’a pas d’avis sur les questions soumises. Pas d’avis, pas d’envie. Parce qu’elle se satisfait de tout. Elle suit le mouvement, s’intègre et se désintègre pour devenir invisible, inexistante dans la vie des autres, s’adaptant constamment.
Elle n’a peut-être goût à rien, parce que tout lui plaît. C’est tellement plus simple comme ça !
Les seules idées à rebondir dans sa tête sont conceptuelles, intellectuelles. Elle jongle avec de bien grands mots savants qu’elle s’amuse à faire rouler, claquer, résonner en sa bouche, comme le fouet du dompteur qui tient à distance les grands fauves.
Non qu’elle ignore ou dénigre les aspects pragmatiques du quotidien, les exigences et les contingences, elle s’en sert, bien au contraire, comme balises, comme repères pour pallier son manque évident de fantaisie. Elle sait, par exemple, qu’il faut se nourrir trois fois par jour, à heures régulières, qu’il faut manger de ci, de ça, pour des repas équilibrés, ce qui l’aide à faire ses choix et à répondre aux questions. Elle se plie donc facilement à la discipline du bien-être, tâchant de ne pas dévier des ornières sanitaires.
Elle n’a pas de raison de paniquer aux questions, à moins que ce ne soit de la sollicitation ciblée qui lui fasse perdre pied et contenance : en quoi ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, ce qu’elle aime, devrait importer aux autres ?
Elle se contentera d’être docile.
pp. 67-68

dessin de Tchac

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