«  Ici j’appelle immensité ce qu’un auteur nous offre, sa part irréductible de singularité »


 La ritournelle est cette marelle tragique où le pied se tord, d’emblée sachant qu’il n’y a pas de pas gagné, qu’à parier sur le Ciel on perd, puisqu’il n’y a que des marelles de papier (fût-ce du papier bible) et que le saut de l’ange, ici Eugen lequel, de vivre comme une bête se fait, véritablement, innocent et pur, si à la toute fin il se fera, ne sera que la goutte d’encre qui s’étale ; s’éclabousse. Infinie peut-être mais sans autre espoir que la chute infinie.

  La ritournelle passe au tamis les choses et pensées et sentiments de ce monde fini, et découvre, peu étonnée, que les cailloux se ressemblent comme deux gouttes d’eau : que joie et peine, et amour et haine, et passé et futur, et tout le reste, s’il reste quelque chose, sont cailloux tombés de la même poche. Qu’importe alors de trouver, ou retrouver un chemin que tout le récit s’obstine à dire caduc ? D’abord en renonçant lui-même (je parle du récit) à tenir son rôle attendu : ainsi le récit de si bien refuser d’avancer (Eugen est l’écrivain, et le lieu où il vit le Livre), qu’il use, indifférent, pour le passé (maigre) comme pour le présent (maigre) d’un même présent de l’indicatif, couteau affûté à une meule n’en finissant pas de tourner sur elle-même. Comme si l’intrigue avait d’emblée renoncé à ses prérogatives, consciente de sa puissance ridicule, en face de ce qui, d’une façon autrement puissante, fait agir, souterrainement, personnages et situations.

 « Ça commence maintenant » –un tel incipit redondant (toute première phrase d’un récit ne dit pas autre chose) est aussi bien le pendant intelligible de la dernière phrase, qui dit aussi, quoique sans espace blanc, avec toute la force d’une vaste marée d’encre noire, que, sûrement, autre chose aussi commence, maintenant. Mais quoi ? Longue pélerine d’encre noire, manteau de putréfaction recouvrant les os-reliques des enfants martyrs Eugen et Georgia. 

 Pétrification est le nom du procédé d’écriture, presque une figure de style, qui semble peu à peu figer le récit, le pétrifier, oui, pour qu’à la fin, il puisse se faire Tombeau. « Tel qu’en lui-même l’éternité le fige »…

 Où l’on retrouve, aussi, l’obsessionnelle mélodie de notre auteur : ce chant d’amour entre frère et sœur, qu’après tant d’âpres et odieux combats, frère et sœur finissent, de concert, par chanter, non tant avec leurs voix, qu’avec leurs ongles ; la poussière de leurs os voletant dans l’air doux, puant. La ritournelle est un Plancher qui dirait, bien plus franchement, comme délesté, par la fiction assumée, des inévitables prudences de toute biographie (même rêvée), ce que frère et sœur se disent, quand, exilés vers leur enfance commune, ils s’avouent leur amour. De même, La ritournelle, par le recours de plus en plus explicite aux mythes antiques, ainsi qu’aux contes (recours déjà présent en filigrane dans Le plancher), semble exposer en teintes crues ce que Le Plancher n’exposait qu’en demi-teintes : qu’hommes et femmes de ce monde contemporain, dit moderne, vivent d’abord, et peut-être même seulement, d’une vie de bêtes fabuleuses. 

 Suzanne est Mère avant d’être maman. Et ce sera toujours ainsi, qu’on croie avoir tué le furet, qu’on croie même avoir déboisé le bois joli. L’M ne cessera pas d’être majuscule, que Suzanne vive dans les années 2000 de l’ère chrétienne, ou dans dix mille ans ; puisque Suzanne est l’Araignée qui depuis qu’il y a des Araignées tisse, avec le fil de sa bouche, la toile où se prennent les enfants de l’Araignée.

 La ritournelle de par son titre nous dit qu’on a beau faire, aujourd’hui comme hier tout se refrain, tout se couplet, tout se passe et repasse par le même bois ; tout s’insaisissable. 

 Par cuistrerie, on citerait volontiers La Vie mode d’emploi de Perec, pour le tout début ; aussi bien que pour ces Choses dont le récit se barbèle (comme d’un fil, et c’est pourquoi Eugen et Georgia ont autant les doigts qui saignent) ; jusqu’au prénom du « héros », cette première syllabe qui signe, d’emblée, sa prochaine disparition.

 Certes La ritournelle peut être aussi lue comme un manifeste, à l’écriture parfois d’une curieuse orthodoxie surréaliste (voir les énumérations de mots commençant par la même lettre, ainsi que le préconisait Breton : « l’M du mot Mémoire »…), pour une écriture au plus près des pulsations sexuelles, émotives, nerveuses… Une écriture qui appelle, aussi bien, un chat un chat (pour ma part, j’avoue regretter, plus que de raison peut-être, que le chat soit un chat, et pas, parfois, tout autre chose.) Pourtant, ce n’est pas dans ces moments-là où se trouve pris le lecteur que j’essaie d’être ; mais, dans ces moments où, par la grâce d’un de ces sauts analogiques dont Le Querrec, heureusement, se montre, au fil du récit, de plus en plus prolixe – le presque rien d’un objet, le pas beaucoup plus d’une situation révèlent leur immensité (ainsi révélant la nôtre). 

 Ici j’appelle immensité ce qu’un auteur nous offre, sa part irréductible de singularité. Ainsi de cette admirable « petite peau petite robe rose » (p. 103), que Perrine Le Querrec, sous les traits de la petite Georgia, accroche à sa fenêtre, ainsi que ce livre, dont on ressort plus ému peut-être qu’on ne l’avait cru  –parce qu’alors qu’on pensait n’avoir vu qu’une petite robe soulevée par le vent, on s’aperçoit soudain que c’est le corps, encore nerveux des tremblements de l’agonie, d’une petite fille qui vient de se pendre, et que c’est son fantôme qui nous appelle, nous racontant son histoire, fredonnant sa ritournelle, d’une voix à fendre l’âme.
Manuel Anceau (janvier 2018)


Cette recension est peut-être l'occasion de découvrir le blog de Perrine, sur lequel elle a été d'abord publiée.

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