Parler l'invisible


Dans une lettre à son ami, l’ancien pasteur Thomas Wentworth Higginson, la poète Émilie Dickinson soutenait que la « nature est une maison hantée, et l’Art, une maison qui s’efforce de l’être ». Comme s’il n’y avait d’art qui ne soit en quelque sorte un art de la revenance, une bouche d’ombre, comme l’aurait dit Victor Hugo : un art qui cherche à faire parler l’invisible. Si les mots de Dickinson ouvrent le dernier livre spirite de Sandra Moussempès, Colloque des télépathes, ils pourraient tout aussi bien accompagner Aquerò de Marie Cosnay et L’apparition de Perrine Le Querrec, qui ont choisi pour leur part d’habiter la langue des extatiques et des mystiques. Avec ces trois voix de femmes puissantes se dessine une nouvelle vague de littérature surnaturaliste qui s’essaye à tutoyer l’au-delà, à inventer les formes que pourrait prendre sa réponse et, finalement, à penser ce qui demeure d’interdit dans la parole. [...]

« LE CORPS AILÉ DE LA LANGUE »
On entre dans L’apparition de Perrine Le Querrec de la même manière que dans le texte de Cosnay, c’est-à-dire par un choc, une rupture qui a des allures de genèse. Il s’agit cette fois d’un orage titanesque secouant le pays imaginaire de « l’Ici-Bas », terre de culs-terreux et d’ignorants où trois jeunes paysannes vont bientôt prêter leurs corps et leur langue à un miracle. Petra, Piera et Pierette sont à l’aube de devenir des femmes, en d’autres termes d’être reléguées loin des affaires d’un monde promis aux seuls hommes. Quelle alternative en effet pour une fille qui, d’enfant à adulte, semble toujours mise hors du coup ? Et si les autres « sont tous inachevés, tous à se transformer, soit pour tenir, soit pour disparaître. Tenir ou disparaître. Moi, dit l’une des jeunes filles, je veux apparaître. » Tel est sans doute le sens de l’écriture de cet étrange récit polyphonique qui a tout d’un précis
des apparitions : faire apparaître les corps et les voix des laissées-pour-compte ; faire d’une apparition miraculeuse l’échappatoire à un destin réglé d’avance. « L’apparition » s’avère donc une chance pour ces adolescentes ravagées par une vision qu’elles sont seules à contempler. Entre les contorsions et les pirouettes impossibles, les extases et les débords, c’est l’intégralité de leur corps qui devient le signe d’une jouissance qui n’est pas de ce monde. D’invisibles qu’elles étaient, Petra, Piera et Pierette deviennent visibles, ultravisibles, même. Mais en face d’elles, la raison ne se laisse pas amadouer facilement. Médecins et scientifiques évaluent leurs prouesses et traquent l’éventuelle supercherie. Les pinces, les aiguilles, les tenailles percent, prélèvent, mais rien n’y fait, les chairs résistent et scellent leur mystère. Le Querrec ne recule devant aucune extravagance pour exploiter les multiples potentialités de son histoire doublement invraisemblable. De fait, elle offre un facétieux condensé socio-historique des récits d’apparitions et de miracles ainsi que des croyances qui y sont en jeu. Des miracles qui ont chaque fois pour particularité de faire brutalement irruption dans le réel, d’amener le désordre, comme si leur fonction était de mettre le monde cul pardessus tête : « Il faudra. Que les grands descendent que les petites montent. Il faut. Que la tradition des vainqueurs revienne aux vaincus. Faut. Le dérangement des habitudes la mise à mort de la normalité. Écoute. Les divagations du peuple. Le sursaut du merveilleux. Amarre-toi. Le monde à l’envers. Ce qu’il a de plus beau. Les enfants sont libérées. Les espoirs aussi. » C’est le propre du surnaturel de faire dérailler les évidences, de mettre au jour — pour mieux en disposer — les représentations sociales, l’ordre du discours, quand ce n’est pas la langue elle-même. Il faut d’ailleurs dire un mot de cette langue du miracle qui, dans L’apparition, enchaîne les mots comme des choses. Miracle d’une langue qui excelle à explorer sa propre matérialité, par un défilé sonore ininterrompu où les noms, les verbes se brouillent, s’anamorphosent, jeu admirable d’écho et d’écoute des signifiants. Tout cela au sein d’un texte qui se déploie bien souvent à la verticale de la page, de manière à toucher le ciel : autant de tentatives pour dire le miracle, ce « corps ailé de la langue ». Cependant, si l’invisible met inévitablement en question
notre rapport au langage, sitôt que celui-ci prend la parole, s’explique ou transmet un message, il ne semble voué qu’à trahir sa nature même. Un miracle parlant est un miracle décevant, mal entendu ou pas tout à fait compris, cela en raison de l'incapacité de sa parole à rejoindre l'idéal que son silence promettait. Mais un tel silence peut parfois rendre de petits corps transis les objets soumis à ceux qui veulent à tout prix obtenir une réponse.
[...]
Tant pour Cosnay que pour Le Querrec et Moussempès, parler l’invisible, ce serait déjà et avant tout redonner la parole aux invisibles, à des femmes marginalisées, prises pour folles, hystériques, menteuses ou fabulatrices. L’invisible aurait-il en cela un genre ? Ce pourrait être déjà un genre littéraire entièrement tendu vers la recherche d’une écriture qui, sans prétendre parler au nom de l’invisible, cherche à s’extirper du langage commun pour imaginer les échos d’au-delà. L’invisible aurait également un genre en raison du fait, que ce sont des femmes qui n’hésitent pas aujourd’hui à retourner vers ces vieilles affaires de béates et d’angéliques, de devineresses et de médiums — qu’on appelle traditionnellement des « histoires de bonnes femmes ». Julia Kristeva avait elle aussi sa Thérèse, mon amour (Fayard, 2008). Comme si ces écrivaines avaient su reconnaître et assumer la part d’étrangeté radicale des expériences de l’invisible, un caractère proprement ineffable qui entretiendrait un lien privilégié avec le féminin et avec la place tant sociale que symbolique qu’on lui demande encore d’occuper : celle de l’inaccessible, de l’inconnaissable, de l’Autre éternelle. C’est de la sorte que parler d’un genre de l’invisible donne peut-être à penser, alors que l’invisible est ce qui reste précisément suspect pour l’esprit ou la raison. Parce que les expériences de l’invisible ne peuvent que damer le pion aux cadres classiques d’intelligibilité, tant elles excèdent le corps et le langage, quand elles n’en exposent pas les trous et les ratages. Là où réside un écart entre le mot et la chose, entre les mots eux-mêmes, qui laisse inentamé l’idéal d’un autre dire possible. Parler l’invisible ou s’efforcer à parler de ce qui ne se parle pas.
Martin Hervé, in Spirales


Marie Cosnay et Perrine Le Querrec ont été les invitées de la librairie Charybde en 2017.
À réécouter :

Commentaires