« Et encore, il ne connaît pas toute l’histoire. »



Lestor, Ousmane, Malek et moi, on a à peu près le même âge, mais à seize ans passés, bientôt dix-sept, je reste quand même le plus jeune. Je m’en accommode. J’aime mieux paraître grand aux yeux des grands que de l’être réellement auprès des petits. D’après Somer, je suis également le plus coriace, celui qui serait allé le plus loin. Je sais très bien pourquoi il dit ça. Et encore, il ne connaît pas toute l’histoire. Aux trois autres aussi je cache beaucoup de choses. On se parle peu, juste le nécessaire. On se regarde avec méfiance. Même Somer se méfie de moi. Somer doit avoir dans les quarante ans, et c’est lui notre chef. Il a l’expérience, alors que nous non. Nous, on possède juste la force physique, mais en dehors de ça on est tous des minables, Somer nous le rappelle chaque fois qu’on a la trouille, pour nous fouetter le sang. Le premier jour, il m’a accusé d’avoir chié dans mon froc parce que je m’étais senti happé par le vide en grimpant sur le mur d’enceinte tandis que la mer faisait courir à mes pieds ses rouleaux crêtés d’écume dans un grondement sourd pareil au souffle du dragon. Je n’aurais pas dû montrer que j’avais le vertige. C’est aussi par l’aveu de nos faiblesses qu’il s’impose. Ousmane n’est pas moins grand que lui, et je le crois dix fois plus costaud. Somer est un type nerveux et très sec, entre les gros bras d’Ousmane il se briserait comme une noix. Seulement Ousmane n’osera jamais serrer contre lui le corps d’un homme, encore moins celui du chef. Pour ça il lui faudrait une femme. Il prétend que c’est ce qui lui manque. Moi non. Lestor je ne sais pas, quant à Malek je ne crois pas, on n’évoque jamais ce qui nous manque. D’être ailleurs sans doute, et de pouvoir agir comme on voudrait, librement. Au fond c’est ça notre vraie femme : notre liberté, notre liberté chérie.
pp. 11/12

Commentaires