« Je ne réagis pas quand on me frappe, je fais le dos rond quand on me met plus bas que terre. »


Extrait :
Mon père n’avait jamais vraiment existé, mais moi oui, et j’avais pris sa place. Tout cela me perturbait terriblement. J’étais un voleur de place puisque je me retrouvais dans son lit à me blottir contre son épouse esseulée. J’en faisais trop. Je me croyais fort, alors que je manquais de virilité, on ne couche plus dans le lit de sa mère à dix ans, à onze ans, à douze ans. Grand-père s’imaginait sans doute qu’elle me rapatriait dans le mien une fois que je m’étais endormi. Sinon, il m’aurait pris à part pour m’obliger à me conduire en homme, n’hésitant pas à me taper sur le bout des doigts avec une règle comme on le pratiquait à son époque, ou à m’enfoncer son poing dans la gorge pour refouler mes sanglots. C’est ainsi qu’il avait soigné ma première angine, en me fourrant dans le gosier un bâtonnet avec au bout un morceau de coton imbibé d’un liquide bleu très amer, comme on pratiquait également à son époque. Ça avait été une séance de torture, j’avais laissé le gros coton m’écraser la glotte et récurer consciencieusement mes amygdales, mais au moins il m’avait guéri. Ça me servirait de leçon, et c’est vrai que je n’ai plus jamais rien recraché depuis, que j’ai tout gardé pour moi, mes rancœurs, ma tristesse, mes dégoûts, même mes ardeurs affectives ont fini par se tarir, je suis devenu sec et j’ai cessé de pleurer. Aujourd’hui il faudrait m’écorcher vif pour m’arracher une grimace de douleur. Je ne réagis pas quand on me frappe, je fais le dos rond quand on me met plus bas que terre. Je me couche à plat ventre comme un clébard, mais ne mords jamais la main qui me donne à bouffer. C’est du renoncement. Yliane peut-elle s’intéresser à un garçon qui a renoncé ? Et elle, n’a-t-elle pas renoncé elle aussi ? Que ferait-elle ici sinon ? Elle guetterait le retour de celui qu’elle s’imagine avoir connu et croit avoir retrouvé en moi ? Elle a raison, j’ai déjà vécu ici. On se sent quelquefois si vieux, on s’est si douloureusement incorporé à la pierre qu’on lui appartient autant que la plus coriace racine de pin.
pp. 93/94

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