« Et pourtant. Pedro. Cher Pedro. Tu t’approchais de moi et je n’avais pas peur. »


La Cumparsita

J’avais vingt ans. Toi vingt-quatre.
L’orchestre a commencé à jouer.
La Cumparsita.
Tu étais accoudé à la scène. Et nous, assises de l’autre côté de la salle, bien alignées rang d’oignon, très loin de là. Toutes nous te scrutions, en coin, discrètement. Mes sœurs. Mes amies. Tu t’es approché. L’œil ténébreux. J’avais tout de suite vu que ce n’était ni mes frangines ni mes copines que tu regardais. Mais moi. Angelica. Moi la si timide. Angelica ? Jamais elle ne trouvera un mari, disait-on de moi. Et pourtant. Pedro. Cher Pedro. Tu t’approchais de moi et je n’avais pas peur. Je t’attendais. Tu as traversé toute la salle. Lentement. Tu es arrivé près de nous. Tu m’as tendu la main. Je l’ai prise.
Et la Cumparsita nous a emportés.
Toi et moi. Mon Pedro.
Avec son violon son accordéon son alto.
De toute ma vie, jamais je n’avais dansé le tango. Pourtant dans tes bras tout était simple. Les gestes et les pas se déroulaient sans aucune difficulté. Comme si j’avais toujours su. Et nous avons tourné sur la piste, les yeux dans les yeux. Pendant des heures. Malgré Franco. Malgré l’Eglise. Malgré mes amies et mes sœurs qui, à cet instant-là, auraient tant aimé être à ma place. Par la suite, des larmes de bonheur coulèrent sur leurs joues. À notre mariage. Puis, quelques semaines plus tard, dans les yeux de mes parents, d’autres larmes surgirent. Des larmes amères. Car à peine mariés, toi et moi avions décidé de fuir, vers la France. Quitter Barcelone, malgré son club de football que tu vénérais presque autant que ta guitare, malgré nos amis, ma famille, et la tienne, ou ce qu’il en restait. Fuir cette Espagne intransigeante et si pauvre. Fuir Franco, sa dictature, ses phalangistes et son clergé tout puissant. Comme d’autres avant nous avaient fui. Comme ton frère aîné, dix ans auparavant. Juste après la mort de tes parents. Juste avant la guerre.
pp. 101/103

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