«  si tu n’avais pas ces yeux, tristes comme ceux de ma mère, t’aimerais-je quand même ? »

   

NOUVEAU
Le Petit Peuple des nuagesun recueil de nouvelles de Charlotte Monégier

Je suis de ceux qui restent au port


Ai-je quarante ans, huit ans à nouveau ? Je ne sais plus. Mes mains sont larges, mes poils ont poussé. Je dois mesurer près de deux mètres de haut, un géant aux cheveux noirs. Mon allure est tranquille et lorsque je rentre tard le soir d’une journée simple de travail, j’ai des fatigues dans les jambes. On dit que j’ai le visage d’un homme, avec ses crevasses et ses traces du temps. Aux coins de mes paupières, de fines ridules montrent que j’ai su fermer les yeux. Sourire et pleurer, aussi. Mes épaules sont larges et fortes ; j’aurais pu porter un tas de poids lourds, tirer des chagrins, amasser des regrets. J’aurais pu en faire d’énormes paquets et les entreposer dans un coin secret de ma mémoire avant de les oublier à jamais. J’aurais pu hisser mon rêve d’enfant au-delà de ma vie, l’accrocher à un drapeau, et le drapeau aurait volé sous tous les vents du globe, planté à l’arrière d’un bateau. Mais je suis ancré dans la terre, par nature ou par blessure, et je n’ai jamais su partir. L’aventure n’est pas pour moi, c’est ainsi : je suis de ceux qui restent au port.

Lorsque j’ai reçu la lettre de mon père, hier soir, la tempête a soulevé mon cœur. Et avec lui, tous mes sou- venirs d’enfance. Je les ai vus décoller, prendre leur envol et danser comme des diables pour me tenter ; ils disaient :

« Regrette ! Vois un peu comme on s’amuse quand on est libre ! ». Et ce matin je me demande : qu’aurait été ma vie si j’avais voyagé ?


Ma femme chérie dort dans notre lit. Elle ne sait pas. Parfois ses doigts blancs et fins s’écartent puis se referment au creux des paumes. Ses ongles laissent des marques en forme de lunes ; à quoi ressemble la Lune sous d’autres latitudes ? J’examine attentivement le visage de ma femme, ma si jolie femme ; que peut-elle bien attraper entre ses mains : ma peau, mes larmes, mes renoncements ? Peut-être rien de tout ça. Peut-être que je me trompe, et qu’elle se trompe, et que nous ne nous aimons pas vraiment. Je veux dire, ma chérie, si tu n’avais pas ces yeux, tristes comme ceux de ma mère, t’aimerais-je quand même ?

pp. 75/76

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