« si je souffrais, c’était de la chance d’avoir beaucoup vécu »

La Vie brûle, de Jean-Claude Leroy

Extrait :

J’appréhende un peu de revoir les lieux qui me sont familiers au Caire, ou même la place Tahrir. L’air doit y avoir plus qu’ailleurs une odeur de brûlé. À la fois curieux et peureux, je tire derrière moi mon sac de voyage de la gare Ramsès, toujours en travaux, jusqu’à la pension Roma. Alors que ce décor m’est connu, je suis attentionné comme si c’était la première fois, pas moins curieux que prudent. Si tout cela allait me sauter à la figure !

L’ascenseur me dépose au bout du couloir qui mène au guichet de l’accueil. Je reconnais mon hôte, il me sourit. Une chambre est bien retenue à mon nom. Il se déclare heureux de me revoir. Évidemment je le questionne, l’invite à me donner son impression. Il me dit : « We feel freedom now », et il ajoute que cette liberté a coûté cher. Je comprends qu’il souhaite que maintenant tout puisse rentrer dans l’ordre sans de nouveaux heurts, et qu’il s’agacerait vite que les composantes radicales puissent ne pas se satisfaire d’une «belle victoire du peuple ». Pour lui, il s’agit donc de montrer dorénavant et à nouveau un peu de patience. C’est un homme prudent. La vie est précieuse, gardons-la. J’investis la chambre dont il vient de me confier la clef, m’effondre sur le lit et m’endors aussitôt, plongeant dans un sommeil factice, mauvais réparateur.

Je reste là deux jours, sortant à peine. Je cuve l’intensification de ma vieillesse. J’ai appris cela tout à l’heure il y a trois jours, Nessim m’a montré que, si je souffrais, c’était de la chance d’avoir beaucoup vécu. La belle affaire ! Et toi que me dis-tu ? Tu as mon âge, je crois. Patrick avait la soixantaine. Que deviennent mes parents ? Il paraît que maman se fait du souci pour moi, elle a hâte que je rentre en France où elle croit la vie plus sûre. Elle a beaucoup détesté Moubarak durant les dix-huit jours qu’il a mis à s’en aller, ses motivations à elle étaient certes secondaires, mais qui sait si cela n’a pas produit son effet ?

J’essaie de noter des choses à propos de Patrick, de me raconter en quoi il m’était proche et, bien sûr, unique. Le rôle du témoin se révèle souvent trop tard, on devrait l’endosser davantage. Et moi je tâche plutôt de m’enfouir dans le sommeil et retrouver de plain-pied les morts mêlés aux vivants, les âges avec les paysages, la réalité avec ce qu’elle devient, les projections avec les éclairs.

pp. 142-143


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