« Ce ventre énorme qui pointe vers le plafond me torture depuis hier, et tout le monde trouve ça normal. »

 

Dure Mère, un premier roman de Jeanne Bername
À paraître le 25 janvier 2022

Natalie est une parturiente primipare de 44 ans, ce qui fait d’elle en langage médical une « grossesse gériatrique ». C’est sa pensée que l’on suit tout au long du travail, jusqu’à la césarienne, qui en sera le dénouement. Les actes médicaux et les sensations éprouvées appellent les souvenirs liés à la découverte du sexe, à l’enfance, à la relation aux hommes et au père de l’enfant à naître. Natalie n’a jamais voulu être mère et, en cet instant de vérité, s’en souvient plus que jamais.

Avant-goût :

Ça commence doucement, comme une petite vague. Ça enserre le milieu du dos, puis ça enveloppe les hanches, et enfin le ventre, qui devient ovale et dur comme un ballon. Ça dure quelques secondes qui paraissent une éternité, puis ça se détend progressivement. Au début, c’est trois ou quatre fois par heure, c’est supportable. Plus les heures passent, plus ça s’accélère, plus la douleur s’amplifie. Ce ventre énorme qui pointe vers le plafond me torture depuis hier, et tout le monde trouve ça normal. Ma copine Hélène appelle ça « le mal joli », elle l’a subi deux fois, et elle en parle avec le sourire :

« On l’oublie, c’est bien pour ça qu’on recommence. » Elle plaisante ou quoi ? Trente heures que je bataille contre un col qui ne s’ouvre pas, malgré les perfusions répétées d’ocytocine. « Pas mature », a dit la sage-femme du matin. Mon col a quarante-quatre ans, vous ne trouvez pas ça mature ? Elle s’est contentée de sourire. Moi, je ne sais pas souffrir en silence, et encore moins avec le sourire. Je hurle et je jure à chaque contraction, à chaque coup de poignard dans les reins. Mes larmes coulent sans que je puisse rien contrôler. Je ne pensais même pas qu’une douleur pareille était possible — sensation qu’on m’arrache quelque chose à l’intérieur. Si au moins je pouvais m’évanouir, ne plus être là.

« Faites le petit chien. Allez-y, madame. » N’importe quelle chienne sait mettre bas, moi pas. Je suis incapable de contrôler ma respiration. Je n’arrive pas à trouver une position qui soulage, mon corps s’est mis en pilote automatique, je suis complètement dépassée.

« ’Toute façon, vous n’êtes même pas vraiment en travail, étant donné que votre col ne s’ouvre pas. » Pas la peine de pousser, donc, l’enfant ne s’engage pas. Je suis manipulée comme une poupée par ce corps médical qui pense savoir mieux que moi ce qui se passe dans le mien et, le pire, c’est qu’il a raison. J’aimerais juste qu’on m’explique un peu ce qui m’attend ; or, leur boulot n’est pas de me rassurer, encore moins de me déculpabiliser. L’enfant est placé trop haut, le liquide amniotique est trop bas ; le monitoring a décelé trop d’accélérations de son rythme cardiaque, en dehors des contractions. « C’est d’ vot’ faute, vous respirez mal. » Si l’équipe du matin a montré un peu de compassion, celle du soir ne me ménage pas. Il s’agirait que je commence à prendre mes responsabilités.

pp. 9-10


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