« Il parlait, et j’écoutais. Il m’écrasait de tout son moi. »

  

Dure Mère, un premier roman de Jeanne Bername
À paraître le 25 janvier 2022

Natalie est une parturiente primipare de 44 ans, ce qui fait d’elle en langage médical une « grossesse gériatrique ». C’est sa pensée que l’on suit tout au long du travail, jusqu’à la césarienne, qui en sera le dénouement. Les actes médicaux et les sensations éprouvées appellent les souvenirs liés à la découverte du sexe, à l’enfance, à la relation aux hommes et au père de l’enfant à naître. Natalie n’a jamais voulu être mère et, en cet instant de vérité, s’en souvient plus que jamais.


Échographie :

À Bordeaux, l’horizon s’ouvrait au-delà de mes attentes. Conformément à la carte scolaire, j’étais inscrite à Camille-Jullian, réputé meilleur lycée de la ville. Il offrait même une prépa Hypokhâgne, il était permis de rêver. Mais, on avait mis le père en garde contre cet établissement nul, à éviter. Il avait donc harcelé le rectorat jusqu’à obtenir mon transfert pour le lycée Bordeaux-Nord, coincé entre deux barres HLM, où sans aucun effort je pouvais briller. Le sabotage de mon avenir était amorcé.

Un vendredi de novembre, il m’annonça qu’il viendrait m’y chercher à midi pour m’emmener déjeuner. L’occasion était mon dix-septième anniversaire. Il choisit le chinois de la zone industrielle toute proche. Si ça n’était plus le même genre de tête-à-tête qu’au temps de la blonde, la règle en tous cas n’avait pas changé. Il parlait, et j’écoutais. Il m’écrasait de tout son moi. Ce jour-là, il a dit que je n’étais pas si mal pour une fille : il pourrait même envisager de me transmettre l’entreprise plus tard, plutôt qu’aux garçons comme il l’avait d’abord pensé. Il a dit aussi qu’il choisirait mon mari, et qu’il élèverait mes enfants, dans le respect et l’admiration du patriarche bien évidemment. D’ailleurs, il y aurait un grand portrait de lui dans mon salon, au-dessus de la cheminée. Il avait enfin trouvé un sens à mon existence, la nature des menaces avait changé.

Son ego avait enflé à mesure que l’entreprise prospérait. On louait désormais une villa qui comptait plus de chambres que d’habitants, et un grand jardin où les garçons pouvaient jouer au ballon rond. On leur a cherché une fille au pair, car l’entreprise jetait le couple parental sur les routes les trois quarts du temps. À trente ans, après avoir enchaîné deux cursus de lettres pour garder son droit au séjour, Maryvonne était à bout de ressources quand elle s’est présentée. On a fait le nécessaire pour qu’elle ait ses papiers, on a assaini ses finances. Après le bac, j’ai trouvé moi aussi une place de fille au pair, à New York. Je ne demandais que le financement du billet aller, pour le retour je promettais de me débrouiller — en réalité, je ne comptais pas vraiment revenir.

pp. 77-78



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