« Sur la photo de classe, je faisais toujours la gueule, c’était dans mon intérêt. »

  

Dure Mère, un premier roman de Jeanne Bername
À paraître le 25 janvier 2022

Natalie est une parturiente primipare de 44 ans, ce qui fait d’elle en langage médical une « grossesse gériatrique ». C’est sa pensée que l’on suit tout au long du travail, jusqu’à la césarienne, qui en sera le dénouement. Les actes médicaux et les sensations éprouvées appellent les souvenirs liés à la découverte du sexe, à l’enfance, à la relation aux hommes et au père de l’enfant à naître. Natalie n’a jamais voulu être mère et, en cet instant de vérité, s’en souvient plus que jamais.

Extrait :

Nathalie, du latin Natalia, natalité, nommée pour procréer. Je suis devenue Natalie en quatrième, comme d’autres sont devenues Krystell ou Cendrine. À trois de chaque par classe, il fallait bien se distinguer. Khalil, ça veut dire le préféré, le bien aimé. Jamâl, le prénom qu’il a choisi pour notre fils, signifie beauté. Avec moi, c’est pas gagné. Je n’ai hérité de la mère que ses yeux verts. Le seul endroit où ses gènes se sont combinés à ceux du père se trouvait au milieu de mon visage : un nez de koala, rectangulaire, large et plat. Tout le reste, c’était lui, qu’est-ce que les femmes pouvaient bien lui trouver ? Une bouche trop petite, une face ronde et plate, sans menton ni pommettes. Des cheveux fins, d’une couleur terne, ni raides ni frisés. C’était pire encore quand je souriais, avec ces dents mal implantées, ce nez qui prenait toute la place, ce menton qui raccourcissait, ça me donnait un air débile. Sur la photo de classe, je faisais toujours la gueule, c’était dans mon intérêt. J’ai compris très tôt pourquoi les adultes ne me câlinaient pas. Pourquoi les autres enfants, à la maternelle, ne voulaient pas jouer avec moi. J’étais laide. Je ne me suis jamais rêvée fille cachée d’un roi qui, un jour, viendrait me chercher. J’étais le portrait craché de cet homme-là, que je ne voyais presque jamais. Ça n’échappait à personne, Celle-là, tu peux la jeter n’importe où, on te la ramènera toujours ! Le père, ça le faisait marrer ; moi, beaucoup moins.

Il m’a ramenée du lycée, une fois, au printemps, en Mercedes décapotée. On roulait en silence. Je ne regardais pas les champs de maïs qui défilaient, je scrutais ma face dans le rétroviseur, désespérée. J’avais beau incliner la tête pour changer l’angle ou la lumière, rien n’y faisait. « Je me trouve moche. » C’est sorti tout seul. Ça a dû sonner comme un reproche. « Tu n’as qu’à aller à l’hôpital voir les estropiés, tu te sentiras mieux. » Toujours tout ramener à lui. Peu de temps après, j’ai découvert la magie du maquillage. Je le volais au Monoprix pendant les sorties du mercredi, par sacs entiers, sans me faire pincer. Je n’ai plus jamais cessé de me maquiller, ça me rendait acceptable, c’était mon masque en société. Quand les gens se sont habitués, il n’est plus possible de s’en passer — aussitôt, les remarques désagréables.

pp. 31-32


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