« Il faut qu’ils arrêtent de se prendre pour des travailleurs, ils sont des hommes »


Drôle de livre dans lequel se côtoient plusieurs atmosphères, plusieurs styles. Tout d’abord, l’usine, la raison d’être du prolétariat français des années 70, s’exprime dans un monologue où elle analyse « ses » ouvriers, ceux qu’elle voit chaque jour s’épuiser à la tâche. « Je les aime bien, ces hommes qui s’imaginent se servir de moi, mais ne sont que mes esclaves, tous autant qu’ils sont. J’aime bien me nourrir de leurs pensées ». Puis d’autres séquences se succèdent, du point de vue de l’ouvrier, de l’auteur, en format documentaire ou sous forme de nouvelles, parfois en prose poétique tranchante.

Je suis une usine décrit de manière offensive le quotidien de l’ouvrier modèle, métamorphosé en automate, qui guette pourtant les résultats d’élections, espère une victoire de la gauche en vue d’une nouvelle stratégie professionnelle. De manifestations spontanées en suicides, d’injures en désarroi, son vœu est exaucé : « En votant pour la gauche, nous n’avons fait qu’exprimer un point de vue, mais au fond nous ne désirions nullement prendre le pouvoir, ni nous battre pour le défendre ». LE MANACH dépeint l’ouvrier comme passif, abruti par son travail monotone et soumis aux diktats du Grand Capitalisme, un travailleur qui jamais ne décide, ni jamais ne sortira de ses automatismes. « Je ne suis que la partie vivante de cette mécanique sur laquelle je suis comme greffé. Je suis la victime d’un Frankenstein moderne. Bien entendu, je n’ai plus le temps de laisser mon esprit vagabonder. Je n’ai plus d’esprit ».

Vient une sociologie des quais de métro matinaux et vespéraux dans la toxicité de l’environnement immédiat. L’auteur en profite pour dénoncer les publicités sexistes venant polluer un lieu déjà peu réjouissant, qui entretiennent l’envie et le bonheur artificiel. Puis c’est le tour du personnage du nouveau chômeur en phase d’inscription. Il doit se frotter à la bureaucratie. Ce chapitre est assez kafkaïen et vertigineux.

Le métro-boulot-dodo prend ici toute sa signification. Pourtant, « Il faut qu’ils arrêtent de se prendre pour des travailleurs, ils sont des hommes ». Car à cette époque, la femme est quasi absente de ces lieux de dur labeur. Oui mais, les accidents du travail, le mal-être, l’épuisement, l’emprise du patronat…

LE MANACH tient à alerter sur tous les aspects néfastes voire suicidaires du travail à l’usine. Dans un texte riche et sans temps mort, il déploie ses convictions, égratignant au passage les syndicats, mais ne faisant pas l’erreur de s’allier aux puissants. Il amorce le thème de l’amour, mais l’ouvrier est si las. Alors ce dernier se contente de produire de l’abondance, laquelle bien sûr n’est pas pour lui. Quand tout à coup, cette scène burlesque, un ballet, un concert d’ouvriers avec leurs machines. Ce texte protéiforme réserve décidément plein de surprises.

Ce livre sur la soumission consentie est le témoignage d’une époque, celle des années 70. Il fut d’ailleurs rédigé à cette période, l’auteur l’ayant ensuite abandonné avant de le retrouver quarante ans plus tard, sans le retoucher, comme pour ne pas qu’il percute le monde contemporain, pour qu’il reste à jamais « dans son jus », immergé au cœur d’une décennie bien particulière. Ne pas le reprendre ni le comparer au prolétariat d’aujourd’hui. Certes, les choses ont bien évolué depuis, mais plus peut-être dans la technologie que dans les mentalités. LE MANACH avait lui-même travaillé dans l’usine Sud Aviation, en était parti en 1970 pour s’établir en Belgique. C’est après cette expérience qu’il écrit Je suis une usine.

Le dernier chapitre de ce livre étonnant est tiré de la presse, il relate un fait divers sordide, en conséquence directe avec ce que l’auteur dénonce avec force dans ce livre. Les revendications qu’il commente sont aussi celle d’une époque donnée, elles peuvent paraître datées. Pourtant il est intéressant de se replonger dans ce climat post-soixante-huitard, où l’imagination au pouvoir était déjà en train de s’étioler. Le fond reste en partie actuel. On peut ne pas être d’accord avec LE MANACH sur ses prises de position contre les syndicats, sur le portrait peut-être parfois un brin caricatural qu’il dresse de l’ouvrier français. Pourtant il est difficile de trop le contredire.

Yves LE MANACH est un nom qui ne parle sans doute pas aux nouvelles générations. Pourtant il s’était rendu célèbre dans les années 70 pour son livre « Bye bye turbin » (que j’ai personnellement possédé jadis. Ah ! Cette couverture orange !). Je me souviens de sa collaboration au journal anarchiste belge « Alternative libertaire » (ne pas confondre avec le mensuel français du même nom) auquel j’étais abonné à cheval sur les décennies 80 et 90 (avec ses étonnants posters !), journal qui a beaucoup contribué à ma formation politique et sociale. J’ai croisé le nom de LE MANACH à cette époque, et c’est avec une certaine nostalgie que j’ai lu ce présent livre, finalement publié en 2017 aux toujours originales éditions Lunatique.

Cet OVNI percute involontairement le monde littéraire contemporain. « À la ligne » de Joseph PONTHUS fit du bruit à sa sortie (l’auteur est décédé peu après sa parution). Il relatait le monde de l’usine, de la même façon que « L’établi » de Robert LINHART, paru en 1984 mais revenu dans l’actualité grâce à sa récente adaptation cinématographique. Il faudrait ajouter à ce tandem Je suis une usine de Yves LE MANACH

Une (superbe) chronique prélevée sur le très beau site Des Livres rances


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