« la parole en cadeau pour raconter les histoires décousues de cette mémoire encore vivante et vivace »
Saïd Mohamed publie son septième livre écrit sur « les chaos » et les lignes de fuite de l’existence. De son existence pour le dire net. Pas (trop) nombriliste – il est écrivain tout de même –, le pépère, à cheval entre la Sarthe maternelle et le bled amazigh du paternel, en profite pour épingler ses contemporains et dire leur fait aux puissants, « aux gros » comme disait « la Mère » anarchiste tendance spontex.
Monté sur son bourricot, à la fois Don Quichotte et Sancho, le picaresque Saïd Mohamed, déglingue de sa plume assassine tous les moulins à vent des temps modernes. Sur un air de coprolalie, il cache sa petite chanson d’amour. Poétiquement et sans blablas. Le verbe est oral, cru et imagé. Une culture ! Celle de la survie et celle « du peuple » – enfin, du ci-devant populo, car l’uniformisation guette. Pour citer « la Mère », sociologue cette fois : « Maintenant ça se croit, les gens. Ça a le col monté. […], et ça pense pisser plus loin. Tu ne reconnaîtras bientôt plus un ouvrier d’un patron si ça se trouve. »Héritage oblige, le verbe est rageur, le mot se fait coup de poing et le pugiliste accepte de prendre des coups.
Le fil conducteur de ce récit est porté par la mort de la mère, l’éclatement de ce qui faisait office de famille, la naissance d’un enfant qui oblige à « surmonter la peur du cercle infernal de la danse macabre des aïeux ». Avec l’âge, un déloyal infarctus frappe ! N’était le cœur de cet as de la pédale, dévalant plus facilement les côtes qu’il ne les avale, il aurait renvoyé notre insolite et insolent ad patres. « On sent que le temps est bel et bien compté. […] Maintenant il faut arrêter de rigoler. » À voir…
Sur ce fil existentiel, l’auteur accroche des pages de l’histoire collective : immigration, marché de l’édition ou guerre : la Grande, celle de 14, mon colon !, celle du grand-père, « un vrai dingue », médaillé de la Légion d’honneur, mais comme son nom est effacé des tablettes, le rejeton envoie un bourre-pif : « Mieux vaut pousser la chansonnette sur un vinyle que de donner sa viande à la Défense nationale. » Que CNews ne s’émoustille pas : « Ce n’est même pas une critique acerbe, un simple constat », prévient Saïd Mohamed. Ouf !
« La Mère » partie, il ne reste pas grand-chose de ce qui faisait figure de famille. Quant aux traces, smala de pauvres oblige : oualou ! Juste « la parole en cadeau pour raconter les histoires décousues de cette mémoire encore vivante et vivace ». Et des paroles, la daronne n’en manquait pas, le fiston semble avoir tout enregistré. Les chiens ne font pas des chats. La phrase dissone, paraîtra exotique aux modernes esgourdes, aux méninges macérant dans la bien-pensance et les algorithmes, mais pèse son poids de poudre et de poésie.
« La vie c’est comme ça, et c’est bien mieux. Un coup tu chiales, un coup tu rigoles. […] Rien ne dure, ni le malheur ni le bonheur, et c’est tant mieux. » Donc, à son enterrement, « la Mère », philosophe, demande qu’on rigole ! « Quand tu es foutu, tu es foutu, turlututu… » Et, en prime, un cours de philosophie politique : « Ça ne pouvait pas leur plaire aux gros, des gens qui chantent quand il y a le malheur. » La joie est résistance. « La Mère » – écolo ! – savait jauger les programmes qui visent le profit de quelques-uns à court terme et préparent un suicide collectif à moyen terme : « Ah, je ne les aime pas ces fumiers de gros bourgeois qui sont sûrs de leur fait », grognait-elle devant ce qu’Aurélien Barrau appelle une crise multifactorielle, devant « le spectacle du monde », disait-elle sobrement. Et comme les perspectives se comptent en générations, le coup tombe : « Va-t’en imaginer ça aujourd’hui, un homme qui plante des arbres pour les autres. Ils en sont bien incapables tellement ils sont imbéciles. » Ippon !
Misanthrope et cynophobe façon La Fontaine, c’est-à-dire plus loup que chien, elle raillait le toutou – surtout quand il était attaché : « Hein mon con, te voilà bien finaud avec ta chaîne au cou. » « La Mère m’aura au moins légué cela, l’insoumission. […] Elle avait tout de l’anarchiste, à l’état sauvage », écrit le fiston rescapé de la DDASS, à la vie « réduite à l’instinct de survie ».
Mais lui, ne pleurniche pas. Sur sa table, pas de tarte à la crème sur la résilience, mais des tripes, brûlantes et épicées, louant même sa génitrice pour « nous avoir abandonnés à notre sort » : « nous, on s’est dispersé vers des itinéraires de pollen ». Côté mémoriel, il refuse le réchauffé : « Le passé : à la trappe avec le reste […]. Regarder devant, jamais en arrière. » Un moment on l’imagine camusien : « Je n’ai pas l’impression d’avoir trahi les miens », dit-il. Le lecteur retrouve ses marques, convoque Camus, Le Fils du pauvre, Annie Ernaux et tout le toutim du bon vieux clinamen des familles… mais… le filou nous glisse entre les doigts : « Le conflit de loyauté envers les miens je ne l’ai pas, ne l’ai jamais eu. Et pour cause, c’était chacun pour soi et sauve qui peut sa vie. […] Les miens, en les écrivant, j’ai l’impression de les avoir sortis de la fosse commune où anonymes ils auraient reposé. » Pour les « rendre beaux » ! Le cœur en a pris un coup, mais il n’est pas calcifié par un esprit de vengeance, plutôt animé par « le goût de la revanche » et une certaine « rage » pour « traverser le tunnel ». D’autant qu’avec son blaze « on ne sera jamais un bon Français […]. Être français c’est quoi ? Des papiers ? Ils prouvent quoi ? […] Être un bon français est-ce être un fonctionnaire de la préfecture qui arrête la petite africaine dont les parents ont fui les massacres. Un gentil monsieur qui fourgue ses voisins juifs à la milice pour mieux lui spolier ses biens. Ou un apatride qui flanque une dérouillée aux occupants » ?
Saïd Mohamed sculpte les mots, pour écrire « juste » plutôt que « bien », pour dire l’« ineffable sensation d’avoir été bafoué » et « pouvoir chaque jour régénérer les désirs ». Les siens, et les nôtres.
Référence papier
Mustapha Harzoune, « Saïd Mohamed, Sur la tête de ma mère », Mondes & Migrations, 1349 | -1, 214-215.
Référence électronique
Mustapha Harzoune, « Saïd Mohamed, Sur la tête de ma mère », Mondes & Migrations [En ligne], 1349 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 12 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/mondesmigrations/1374 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13yhh

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