«  (…) le tragique de leur existence, ça se comprend mieux avec du rire que des larmes. »


« La République nous a élevés
au rang d'hommes »


Texte de Pierre Challier

La Dépêche du Midi, 9-10 août 2025



Installé dans le Tarn-et-Garonne, Saïd Mohamed a vu sa poésie plusieurs fois primée par l'Académie Charles Cros, une référence. Côté roman, il vient de publier le décapant Sur la Tête de ma Mère, septième tome de sa singulière saga familiale, publié aux éditions Lunatique. Féroce, drôle et plein de vérité(s).



MiDi. Avec ce livre, vous revenez sur vos origines. C'est « du brutal », grinçant de l'hilarant aux larmes. Comment résumeriez-vous le début de votre vie ?


Said Mohamed : Quand le tiers-monde rencontre le quart-monde... Le Père, mon père, Ait M'hamed, était un terrassier marocain, un Berbère chassé de chez lui par la famine vers l'Algérie. Vichy et les Allemands cherchaient alors de la main-d'œuvre gratuite. Il ne savait ni lire, ni écrire, il ne s'est pas méfié. Au final, il s'est retrouvé à faire le Mur de l'Atlantique puis à déblayer les villes détruites. « La guerre, c'est simple, mon fils... Les Américains nous ont fait boucher les trous que les Allemands nous ont fait creuser » : il résumait ça comme ça, entre deux bouteilles. La Mère, Solange, elle, était de Touraine. Son père la détestait jusqu'à essayer de la tuer. Enceinte à 16 ans, elle a fui sa ferme. Asociale, illettrée, pendant la guerre, elle s'est fait bûcheronne, charbonnière, braconnière, lavandière... Au final, huit enfants de cinq pères différents sans compter les avortements. Des quatre qu'elle a eus avec mon père avant de nous abandonner, je suis celui de 1957, né au Mans. Bref, « c'est du Zola »... Mais moi, j'ai préféré la « réalitture » pour écrire cette France-là, oubliée des « Trente Glorieuses », une littérature du réel, picaresque. L'aventure quotidienne qu'est la survie des marginaux, des gueux, des immigrés, des réfugiés, de tous les assignés à résidence par leurs origines, bref, le tragique de leur existence, ça se comprend mieux avec du rire que des larmes.



Sept romans, donc, mais aussi quinze recueils de poésie et des CD qui vous ont valu le Grand prix international de l'Académie Charles Cros en 2022 pour Délits de faciès et en 2018 pour Un Toit d'Étoiles. C'est la poésie qui vous a permis d'échapper à « ceux qui [vous] prédisaient Fleury-Mérogis » ?


La chance de ma vie a été d'être placé... Un jour, Mme Law de Lauriston de Boubers — c'est son nom — m'a embarqué dans sa 2CV, direction l'institution Montjoie. Elle était l'épouse de Henry Bizot, banquier, résistant, cofondateur de Témoignage Chrétien. Mon enfance, mon adolescence, c'est donc la Ddass. Et c'est alors lire dans les yeux des autres qu'on est un paria, un relégué... mais ça m'a aussi sauvé. En foyer, il y a une bibliothèque : je lis. Jules Verne, L'Ile mystérieuse, Daniel Defoë avec Robinson Crusoé... Quand tu es toi-même un naufragé, ça te permet de reconstruire un univers. En 3e d'adaptation, j'avais 16 ans et je tombe sur cette prof de français qui nous demande la traditionnelle rédaction « Racontez vos vacances ». J'écris mon voyage au Maroc avec mon père et elle me dit « C'est bien ».

Ça change tout. Lorsqu'on te regarde comme un être humain, tu n'es plus un fauve en cage. C'est le regard qu'on pose sur toi qui compte. Blaise Cendrars, Boris Vian, Albertine Sarrazin, Prévert... Je découvre que je suis bien dans cette langue que je fais chanter : le français. La poésie, c'est alors découvrir que j'ai des choses dire et la façon de les dire. Avec un éducateur, elle fait imprimer mon premier recueil, j'ai 17 ans. Côté métier, l'institution sociale avait estimé, elle, que je serai bon pour l'imprimerie, ouvrier typographe. J'atterris dans le Béarn, puis à Tarbes.



C'est là que vous écrivez Délits de faciès, publié en 1989, qui va devenir cet « opéra murmuré », primé plus de 30 ans après la sortie du recueil... Pourquoi avoir choisi de graver ce texte en particulier, sur CD ?


Parce que depuis 1989, rien n'a changé. Police aux frontières, chasse aux exilés, rejet... « Refoule au camp de rétention les lueurs étouffées des poussières de vie, ces arbres poussés dans la nuit » : ces mots d'alors restent d'actualité quand des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, meurent en Méditerranée dans l'indifférence du Nord à l'égard du Sud et qu'on enferme les autres. Délits de faciès, c'est le langage de l'opprimé.



L'exil, l'errance, l'esprit nomade, les opprimés sans frontières sont de fait au cœur de votre œuvre mais vous revendiquez fortement, aussi, votre identité française


Je suis redevable de tout à la République française. Grâce à la Ddass, à l'époque, on a eu droit à une société qui nous a protégés, nourris, blanchis, éduqués et élevés au rang d'hommes. Je suis redevable de tout cela à la République, et notamment d'avoir pu m'extraire de ma condition grâce à l’art.





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