« Les filles sont non seulement plus vraies, mais elles se montrent finalement moins compliquées. »

  

Paru le 15 sept. 2025

Le jeune Julian B., 15 ans, a poignardé Philippe D., un élève de sa classe. Drame de la jalousie, s’est-on empressé de conclure. Est-ce si sûr ? Selon le professeur de lettres des deux lycéens, les poètes Arthur Rimbaud et Charles Baudelaire y seraient aussi pour quelque chose. Sept protagonistes se relaient pour confronter leurs témoignages et évoquer la figure du meurtrier, auxquels vient s’ajouter un huitième, la victime elle-même, qui pourrait avoir sa part de responsabilité dans la survenue du drame. Que la poésie, en la personne de deux de nos auteurs les plus célèbres, y ait également la sienne n’est sans doute pas le moindre des paradoxes.


Le professeur


J’ai tout de suite compris à son regard qu’il venait de se faire un ami. Il s’est avancé vers moi avec un mélange de maladresse et d’assurance, davantage pour m’interroger que pour me confier quelque chose, même si je sens qu’il en aurait beaucoup à dire. Je les connais. On les croit blindés, insensibles, on leur reproche d’être matérialistes et superficiels, parce que ce sont des garçons, des garçons d’aujourd’hui, libres, sans attaches, parce que, bien plus que les filles, ils s’efforcent de donner d’eux une image aussi forte que rassurante. Les filles sont non seulement plus vraies, mais elles se montrent finalement moins compliquées. On va vite au cœur des choses avec elles, même si on n’y arrive pas toujours, ni avec toutes. Il me demande si je peux lui prêter le livre dont je viens de leur lire de larges extraits, il me demande si je veux bien l’ouvrir devant lui, ou plutôt s’il peut le faire lui-même, s’il peut poser la main sur la couverture cartonnée rouge dont la reliure, parce que ce livre a plus de soixante ans et qu’il a beaucoup servi, est légèrement décousue (un morceau de fil dépasse, qu’il froisse et roule entre ses doigts, comme s’il s’agissait d’une relique). Un signet rouge et or est engagé entre les pages 72 et 73, et forcément ce sont celles-ci qui s’ouvrent. J’ai commencé le cours par la lecture des sept premières strophes du Bateau ivre, et terminé par les trois dernières, qu’il est tout étonné de retrouver telles qu’en elles-mêmes, comme si elles venaient d’être écrites. Il me demande s’il peut en lire quelque vers, ce qu’il entreprend de faire sans attendre ma réponse, à voix basse, pour le plaisir de prononcer les mots, d’en façonner les syllabes en les détachant avec soin, comme s’il déchiffrait. C’est beau. C’est drôlement beau. C’est comme un tourbillon. Un tourbillon de lumière. Un maelstrom c’est ça c’est tout à fait ça. Il veut savoir si ce que j’ai raconté est vrai, si le garçon de Charleville, ainsi qu’il le désigne, comme s’il s’interdisait de prononcer son nom, a entrepris tous ces voyages, s’il était aussi remuant, aussi exalté, aussi instable, et pour finir toujours aussi insatisfait. Que lui dire de plus que ce que je leur ai appris tout à l’heure ? Ému, il n’arrive pas à émerger, à clarifier sa pensée, il bafouille, il ne trouve pas ses mots. Je remarque qu’il a le teint rouge et les cheveux très courts, les oreilles décollées, ce qui ne l’empêche pas d’être beau, mais d’une beauté qui met du temps à se révéler, comme s’il lui fallait passer à travers le tamis des jours, comme s’il fallait d’abord qu’on s’habitue à lui (qu’on se confronte à lui) pour qu’elle se manifeste et vous éclaire. 

p. 67-69




Commentaires