« On n’a jamais été franchement intimes. »


À paraître le 15 septembre 2025

Le jeune Julian B., 15 ans, a poignardé Philippe D., un élève de sa classe. Drame de la jalousie, s’est-on empressé de conclure. Est-ce si sûr ? Selon le professeur de lettres des deux lycéens, les poètes Arthur Rimbaud et Charles Baudelaire y seraient aussi pour quelque chose. Sept protagonistes se relaient pour confronter leurs témoignages et évoquer la figure du meurtrier, auxquels vient s’ajouter un huitième, la victime elle-même, qui pourrait avoir sa part de responsabilité dans la survenue du drame. Que la poésie, en la personne de deux de nos auteurs les plus célèbres, y ait également la sienne n’est sans doute pas le moindre des paradoxes.

La camarade de classe

On n’a jamais été franchement intimes. Il ne connaît pas grand-chose de moi, et jusqu’à il y a peu j’en savais à peine davantage de lui. On aime pourtant se retrouver ensemble. Pour se parler. Il prétend que je suis la seule avec qui il ose s’exprimer librement, dévoiler ses rêves, déballer ses problèmes aussi. Comparée à lui, je me sens banale, sans intérêt. Je n’ai rien à dire, c’est ce que je crois, et c’est lui qui me persuade que je me dévalorise et que j’ai tort, que je vaux mieux que quantité d’autres. Cependant il ne m’aide pas, ne m’encourage pas, à moi de prendre les choses en main. Il parle bien plus que moi. Je l’écoute, ce qu’il ne sait pas faire, comme la plupart des garçons. Lorsqu’il m’arrive de me confier, il sourit, sans me regarder vraiment, quand il ne lève pas les yeux au ciel en attendant que j’en aie terminé.

Je ne le lui reproche pas. Je ne sais même pas ce qu’il me trouve, ni comment il me juge. Suis-je jolie ? Pas très, mais pas laide non plus. Banale, mais d’une banalité qu’on remarque tout demême un peu. Certains l’ont fait, qui se sont laissé séduire. J’ai eu un copain l’an dernier, plus jeune, plus empressé, plus entreprenant. Pourtant je me suis lassée, et lui aussi qui n’y trouvait pas son compte, il voulait que je lui dévoile ma poitrine, en échange de quoi il me montrerait sa bite et je le branlerais jusqu’au jus, qu’on étalerait sur la pointe de mes seins, afin de les fortifier, disait-il. Un petit vicieux d’à peine quatorze ans qui me faisait peur tout en m’excitant comme personne n’a su le faire depuis. Lui encore moins. On dirait que ça ne l’intéresse pas, et je commence à comprendre pourquoi. Je suis juste une bonne copine, ce qui est bien commode pour parler, mais c’est une autre qui le branche, sur laquelle j’ai cru comprendre qu’il aurait des visées. Il a quand même essayé de m’embrasser. Comme je ne lui ai pas trouvé très bon goût il m’a avoué qu’il avait gardé jusque dans sa gorge celui des larmes de sa mère dont il ne parvenait pas à se libérer, alors que lui-même ne pleurait jamais. Puis il s’est mis à ricaner, m’avouant qu’il préférait encore le fiel de son mauvais père au sel de sa piteuse mère. Il est donc le produit d’un mauvais et d’une piteuse, pas de quoi être fier, même s’il exagère, alors que je suis, moi, le produit de deux moyens.

p. 25-26


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