Jérémie Lefebvre écrit des chansons. Il dit que c’est plus facile que les romans, je n’en suis pas si sûr. Dix ans après La Société de consolation (Sens&Tonka, 2000), peinture acide et moderne du monde de l’entreprise, il publie aujourd’hui un livre étrange, et cette étrangeté est son premier mérite.
Elle tient d’abord au sujet. Il ne faut pas se complaire dans les sentiers battus pour choisir comme personnages les membres d’un groupe de chrétiens adeptes du « renouveau charismatique », dans une petite ville de province. À dire vrai on commence par se demander un peu ce qu’on fait là, parmi tous ces braves gens qui n’ont que le Seigneur à la bouche et rêvent don de soi, conversions et grâce. Et puis on continue. Et même on y prend goût. On en vient à se plaire en leur compagnie, à être content de les retrouver. On se dit alors que Jérémie Lefebvre possède un talent particulier pour rendre attachants des personnages plus divers qu’il ne semble. Que son écriture élégante et classique, qui n’hésite ni devant la description ni devant le portrait, est calculée pour nous faire entrer dans des vies résolument quotidiennes avec le plaisir des effractions.
Mais la vraie raison pour laquelle Danse avec Jésus, contrairement à ce que pouvait faire craindre son titre, nous captive, est sans doute ailleurs. Elle tient probablement à la seconde étrangeté du livre, laquelle réside dans un curieux rapport à l’ironie. Car enfin comment croire à l’innocence d’un garçon qui appelle ses personnages Marie Sauveur, Arlette Paradis ou Virginie Rameaux. Quand on lit une phrase comme : « Ça va péter, annonça le père Noël », on comprend qu’il convient d’être sur ses gardes. Pourtant aucun de ces étranges héros n’est ridicule. Cette veuve qui vient de redécouvrir les joies de l’amour physique et, avec quelque inquiétude, demande le lendemain son avis au Seigneur, nous fait rire mais nous attendrit. Entre les cathos et le psychanalyste du roman, accablé d’avoir un père dévot et une fille disposée à suivre le même chemin, on ne sait plus qui a raison. Personnellement je compatirais plutôt avec cet homme mais le texte, lui, ne choisit pas. Jérémie Lefebvre réussit à le maintenir de bout en bout dans l’indécidabilité. Son narrateur s’absente derrière ses phrases lisses et nous laisse à nos choix, à nos doutes, dans un trouble étrange. S’il accélère sur la fin pour mener le récit vers une issue imprévisiblement abrupte et violente, c’est pour nous proposer aussitôt un autre dénouement envisageable. Au lecteur de voir, tel serait le credo. Mais non sans être entré dans les raisons de chacun, si bien qu’en fin de compte toutes les fois possibles se trouvent frappées de suspicion, et nous abandonnés entre ciel et terre, mais plutôt contents de cet inconfort.
Pierre Ahnne
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