« J’aimais aussi monsieur Jean et ses mollets de baobab »

Peut-être la plus emblématique des Histoires marmonnées : 
Pourquoi les choses ne peuvent-elles aller de soi ? Pourquoi, par exemple, cette petite championne de natation ne peut-elle glisser inlassablement sur l'eau ? Pourquoi « doit-on » impérieusement la noyer ? Nulle réponse. Pourquoi la Meuse, fleuve tranquille pourtant, charrie-t-elle en sa bave, un si grand mystère ? Pourquoi toutes les nuits, dans ce recueil, sont-elles tellement hurlées ? Pourquoi encore – si tant est qu'une lumière jaillisse de ces maisons de carton-pâte et qu'un rideau y frémisse – un cri doit-il être aussitôt avalé à la va-vite ?
Ne cherchez pas de réponse. Bienvenue dans ce cauchemar belge sous son ciel si sombre.Nous sommes dans une jungle, celle des villes, avec ses proies et ses prédateurs. Ce qui renforce le trouble c'est que nous sommes englués dans une jungle bien plus cruelle encore car onirique : ses sentences sont impitoyables, qui ne s'embarrassent d'aucune justification rationnelle. Les personnages y sont happés au rythme d'une déraison qui nous échappe. Ces Histoires marmonnées, empreintes de poésie sont implacables. Ces nouvelles charrient leurs personnages vers des destins surréalistes. Les mécanismes qui prévalent ici restent incompréhensibles. Le rêve commande.

Nadine Janssens a cette délicatesse de restituer ces songes hallucinés sans en faire une narration « trop éveillée ». L'auteur ne prend pas la peine, à l'instar du cauchemar, de jalonner ses récits de clés. Il faut beaucoup de maîtrise pour reproduire cet abandon justement. Un rêve « s'écrit » avec une logique qui lui est propre, comme s'il improvisait en cours de route, en quelque sorte... Ce n'est pas une mince affaire que de respecter cela puisqu'a priori le travail de l'écrivain demande l'inverse, à savoir la construction en conscience d'un récit. L'exercice est donc périlleux ! Nadine Janssens s'en sort avec maestria. Les nouvelles restent lisibles grâce aux ellipses qui ménagent le caractère non décrété des rêves, ces béances qui défient la logique mais qui ne suffisent pas malgré tout à perdre le fil de son intérêt.

Alors, laissez-vous aller en eaux troubles et abandonnez-vous à cette inquiétante croisière liégeoise.
JF Dalle


La piscine

J’étais pourtant la meilleure. Bien avant que ce morveux (et tous les autres d’ailleurs) ne tienne sur ses guiboles, je fendais l’eau, droite comme une flèche, rebondissais d’un joyeux coup de talon sur le fond de la piscine et resurgissais en deux temps trois flexions-extensions des jambes.
La technique, je la maîtrisais instinctivement. Ma connaissance de la physique et de ses lois était intuitive et sensuelle. J’aimais l’eau et elle me le rendait bien.
J’aimais aussi monsieur Jean et ses mollets de baobab.
Un œil averti aurait pu voir alors, sous les muscles de bronze, la graisse qui s’insinuait déjà dans les tissus. Mais, à l’époque, ce type grand et fort, fondant de douceur devant moi, me comblait de toute-puissance.
Appuyé sur sa perche, il fronçait un sourcil et les enfants s’alignaient mollement, la tête lourde de leur bonnet, le ventre en avant et les pieds en dedans. Monsieur Jean soupirait avant de lâcher ses consignes, ponctuées d’aboiements et couronnées d’un silence. Un silence pire qu’un coup de pied au cul. C’était d’ailleurs l’effet qu’il leur faisait.
Je savais, quant à moi, que ces cris ne s’adressaient pas à moi. Car à moi il me coulait des regards complices et chauds qui me hérissaient la crête et m’électrisaient la colonne. Personne ne disait rien, sa perche ne cillait pas mais la bande d’enfants se fendait alors pour me laisser passer et je m’avançais, raide comme une reine, sur le tapis de cils déroulé par monsieur Jean.
pp. 135/136

Retrouvez d'autres extraits d'Histoires marmonnées sur le site.

Commentaires