Ce
soir-là, il manque à nouveau quelqu’un à l’appel. Le vieillard
qui lape sa soupe en silence au bout de la table, qui bourre sa pipe
et va la fumer, tel un vieux sage indien au coin de la cheminée, qui
ne parle qu’à la mère (et au père quand il était là, d’un
ton parfois bourru), qui ne tient guère plus de place qu’un chat,
sans chercher à se faire caresser, qui ne peut même pas être
considéré comme un appui pour la mère (maintenant que le père
n’est plus là), qu’on pourrait effacer d’un coup de gomme sans
dommage pour la maisonnée, a eu l’idée de le faire lui-même,
sans rien demander à personne, ce que seuls les grands sages indiens
et les vieux chats sont capables de faire. Si bien qu’après avoir
commencé par perdre sa fille, puis deux ans après son mari, la mère
vient de voir disparaître celui que tous se seraient attendus à
voir partir le premier, deux ans après à nouveau, comme s’il y
avait chez celle qui se retrouve sans aînée, sans mari, et
aujourd’hui sans père, une mécanique implacable, qui la conduit à
amputer sa propre famille d’une unité tous les deux ans, mais dans
l’ordre inverse de celui que la nature exigerait, preuve, s’il en
était besoin, qu’un dieu tout aussi implacable préside à nos
destinées, à moins d’être tout simplement et définitivement
absent, abandonnant l’espèce humaine à ses calculs sordides.
C’est ce qu’elle se dit ce soir en rangeant (aux oubliettes ?)
la chaise en bois vermoulu du père, dont elle serait pourtant mieux
inspirée, se dit-elle encore, de faire du bois d’allumage pour la
cheminée, puisque tout part en fumée. Constat moins amer que
désabusé, qui a le mérite d’assécher ses larmes.
Prête-moi ta plume, Raymond Penblanc, pp.
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