Printemps
1944. La France est occupée, et les convois de prisonniers acheminés
vers les camps nazis s'enchaînent dans l'incrédulité générale. Mais la situation se complique pour les Allemands ; la
libération et les Trente Glorieuses pointent leur nez. Et après
avoir traversé plusieurs drames, la famille de Jeanne renoue elle
aussi avec les bonnes nouvelles.
Dernier extrait de Prête-moi ta plume, de Raymond Penblanc, proposé par Terri(s)toires
« Ainsi,
après avoir été amputée de la fille aînée, puis du père, puis
du grand-père, la famille s’agrandit. Bertrand a sa Marie, et
depuis peu une petite fille, Jeanne a son joueur de banjo, Suzanne
son merle siffleur, tandis qu’Yves hésite encore entre celles à
qui il fait tourner la tête et celles qui la lui font tourner,
beaucoup moins nombreuses. Du coup, la maison risque de devenir trop
petite. Depuis quelque temps Suzanne a rejoint la mère dans la
chambre du bas, Christophe et Jeanne occupant l’une des deux du
haut, Yves conservant la sienne, qu’il cède à Bertrand et Marie
quand le couple est de passage, pour aller dormir chez son copain
Corentin, le Dénicheur, celui qui gobe les œufs des pies et des
corbeaux qu’il va cueillir au péril de sa vie à la cime des
hêtres et des châtaigniers. Qu’il en profite. Bientôt les Allemands le prendront en chasse et il se sauvera sous leur nez,
comme un lapin. C’est qu’il se croit encore invincible, n’ayant
évidemment pas prévu la rafale qui le crible de balles sur tout le
corps, des pieds à la tête, on n’a jamais vu ça, un tel
massacre. Des malades de la gâchette en pleine déconfiture.
Il
faut dire qu’en ce printemps 44 les Allemands sont devenus nerveux
et ne font plus de cadeaux. Tout leur échappe. Des trains
déraillent, des wagons de munitions explosent, des prisonniers
s’évadent. Des profiteurs, ces rois du marché noir qui les
ravitaillent, sont abattus sous leurs yeux. Si les nouvelles
circulent lentement, elles finissent tout de même par arriver. C’est
ainsi qu’on apprend que les alliés se sont rendu maîtres de
l’Afrique du Nord, que sur le front de l’Est les soviétiques ne
cessent de progresser, que Roosevelt, Churchill et Staline se sont
réunis en Iran afin de dessiner ce que sera le monde d’après la
victoire.
Cependant
l’ennemi n’en continue pas moins de consolider sa défense
côtière, à Brest, Lorient, Saint-Nazaire. La base de sous-marins
de Lorient, réputée imprenable, se montre fidèle à sa réputation,
que les bombardements successifs ne parviennent pas à endommager
véritablement. Qu’on lui écrase la queue, et le serpent se
rebiffe, siffle, crache son venin. Tous les prisonniers ne se sauvent
pas, certains sont abattus avant même que prennent corps leurs
projets d’évasion, d’autres sont déportés. Non seulement les
trains ne désemplissent pas, mais le rythme des convois s’accélère.
Depuis un certain temps on se pose des questions. Où vont ces
trains, et que deviennent ces voyageurs qui ne reviennent jamais ?
Beaucoup préfèrent encore ne pas s’attarder, refusent de
s’interroger. On ignore, on feint d’ignorer, alors que dans le
fond on sait. On sait qu’il ne s’agit pas de prisonniers
ordinaires, en rade quelque part dans les usines, au fond des
campagnes allemandes. On a entendu parler des rafles, on sait
également pour les juifs. On a entendu parler des camps, des
barbelés, des miradors. Que cachent ces baraquements sinistres où
sont perpétrés des meurtres à grande échelle, où ceux qui ne
sont pas tués crèvent de faim et de maladies, avant de disparaître
en fumée ? En même temps, on ne veut pas y croire. Pas ça, pas
comme ça. Même les loups, même les monstres, même le diable. Mais
le diable allemand, si. Mais le monstre germanique, mais les loups
d’outre-Rhin, oui.
On
peut toujours choisir de s’en moquer. Ce matin, à la pause de 10
heures, face à l’atelier n°1, Bernard et Jean-Marie ont improvisé
devant les ouvriers ravis une mise à mort drolatique. Un balai sur
lequel une veste de pyjama verte a été enfilée fait figure
d’officier allemand. Bernard et Jean-Marie le tiennent chacun par
une manche et ils défilent, jambes levées, au pas de l’oie. La
nouvelle du débarquement en Normandie, qui vient de parvenir en
début de matinée, a entraîné un déferlement de joie. Alors on se
déchaîne. On lève la jambe, on lève le bras, et le balai
forcément suit. Quelqu’un propose de lui coller une tête en
papier froissé, avec petite moustache et longue mèche tombante, et
allons-y, en avant la zizique, flonflons et boum-boum, la marche
déglinguée du fou furieux ivre de chair et de sang, ivre de
lui-même, le pantin ridicule qu’on envoie en l’air et qu’on
rattrape, puis qu’on lance à nouveau, qu’on secoue comme un
prunier avant de le jeter plus haut, toujours plus haut, jusqu’à
ce qu’on décide de se mettre à plusieurs pour lui flanquer
l’ultime impulsion qui l’arrachera définitivement à
l’attraction terrestre. Désormais on est tranquilles, il ne
retombera plus, en tout cas pas ici, car le voilà parti pour
accomplir plusieurs fois le tour de la terre, avant l’explosion
finale, là-bas, dans le ciel incendié de Munich, de Brême, de
Hambourg, de Berlin, au-dessus de la verte et grise
Allemagne. Raus! »
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