
La
construction abandonnée et la mauvaise herbe en cordes secrètes,
joueuses et dangereuses, des enfances à projeter.
Il
pousse vraiment n’importe quoi dans cet endroit. Là, sous les
arches, tout autour entre les tas de cailloux, et jusqu’au bout du
terrain, vers le chemin de fer : il y en a partout. De l’autre
côté, par contre, c’est beaucoup plus organisé depuis qu’il y
a les immeubles, ils ont tout désherbé pour faire une allée bien
propre, avec du béton et tout. Mais, au pied de la ruine, c’est
fou les choses qu’on trouve, des plantes immenses qui grandissent à
vue d’œil. J’aime bien, parce que c’est le fouillis ; sinon,
les plantes, ce n’est pas trop mon truc. Je n’y comprends rien.
En
dix très belles pages, la nouvelle d’Antonin Crenn, Passerage des décombres, parue en mars 2017 aux éditions Lunatique
nous invite à suspendre brièvement le temps, et à retrouver les
terrains vagues, châteaux d’eaux désaffectés, ponts de chemin de
fer abandonnés par le trafic, vieux murs écroulés, friches
industrielles, zones des bonheurs et des dangers de nos enfances
passées et présentes. Il faut un véritable talent d’écriture
pour habiller ainsi en parts subtilement équilibrées ces champs
folâtres par excellence, terrains de mémoire et de drame, de joie
et d’innocence que tant de souffles fantômes peuvent si facilement
et gravement venir habiter. Dénicher l’étrange poésie qui
associe dans un paisible tourbillon les défis improvisés, les
insouciances potentiellement coupables, les serments mortellement
sérieux et les végétaux indestructibles qui sont comme autant de
témoins à la fois fugaces et éternels, voilà un fil secret qui
donne à ces lieux singuliers échoués en fin d’enfance et en
début d’adolescence leur dangereuse épaisseur. Antonin Crenn
nous y charme, nous y désarçonne et nous y ravit finalement.
Bon,
mais ce n’était pas toujours comme ça. On pouvait être sages
aussi. Quand on en avait marre des jeux débiles, on s’arrangeait
pour avoir de quoi s’occuper : un coup c’était Titus qui
ramenait un jeu, un coup c’était moi. Titus avait apporté un jeu
de dominos : je n’ai jamais aimé les dominos parce que c’est
pour les vieux ; mais avec Titus on rigolait bien, alors ça ne me
dérangeait pas. On ne savait pas où les poser, les dominos, parce
qu’on n’avait pas de table et que le sol c’était n’importe
quoi, c’était un bordel avec des herbes bizarres et les dominos ne
tenaient pas dessus. On avait essayé de descendre de la ruine et de
se mettre en bas, mais c’était le même délire, avec les plantes
et tout. Alors on remontait, on jouait un peu par terre quand même
et, forcément, on paumait les dominos, on passait des heures à les
chercher et on ne les trouvait jamais. On s’amusait bien. À plat
ventre dans l’herbe, on faisait semblant de fouiller pour remettre
la main dessus, mais on s’en foutait des dominos, on était surtout
allongés dans l’herbe au soleil, et c’est ça qui était bien.
Antonin Crenn
sera l’un des 7 auteurs et autrices invité(e)s le 15
mars
prochain à partir de 19 h 30 à la librairie
Charybde(129 rue de Charenton 75012 Paris) pour une soirée consacrée
spécialement à l’art de la nouvelle, avec les éditions Antidata, L’Atelier de l’Agneau, Le Chemin de Fer et Lunatique.
Une
fois, quand j’étais petit, un grand qui s’y connaissait m’a
dit que c’étaient des plantes rudérales : ça voulait dire que
c’étaient des plantes qui poussaient n’importe comment sur les
gravats ; elles n’aimaient pas la jolie campagne, elles ne se
plaisaient que dans des merdiers comme ici, avec de la caillasse et
des vieux bouts de bâtiments qui tombaient en pièces. Il y en avait
une qui me plaisait plus que les autres parce qu’elle jaillissait
de ce foutoir et qu’elle se dressait avec de grands épis, des épis
verts, et ça donnait un côté sauvage au lieu. Le grand m’avait
dit que celle-là, elle s’appelait : passerage des décombres –
parce qu’elle poussait dans les décombres et parce qu’elle
passait pour soigner la rage. j’avais trouvé ça marrant. On la
voit encore, cette plante-là, et puis d’autres aussi : les herbes
un peu dingues qui pullulent, ça ne s’est pas arrangé. Au
contraire : avec ce qui s’est passé, elles sont encore plus
folles, les plantes qu’on voit maintenant.
Commentaires
Enregistrer un commentaire