L’Ange gardien, de Raymond Penblanc, ne pouvait que séduire Les Corps célestes...
L’Ange gardien publié par les
éditions Lunatique en 2017, ouvre un espace singulier, celui que
l’on trouve dans un passage de l’Histoire lausiaque
de Palladius relatant la vie d’une sainte qu’on appelle salê.
Salê est « l’idiote »
du monastère des femmes Tabennésiotes. Elle fait le ménage pour la
communauté, tout le monde la méprise mais elle finit par être
reconnue pour sa très grande piété. C’est aussi la figure de
Matriona Vassiliévna (dans La maison de Matriona
de V. Soljénistsyne), cette femme russe qui, alors qu’elle vit
dans une extrême misère, ne peut s’empêcher de faire don de soi,
à tel point qu’on la prend pour une idiote et qu’on abuse de sa
générosité. Les petites gens, ceux qui rasent les murs et
s’excuseraient presque d’exister, sont d’autant plus humiliés
qu’ils sont volontiers au service des autres. Ce faisant, ils
créent l’équilibre général : pour que la communauté soit liée,
il en faut un qui se sacrifie, sans bruit.
Le
narrateur de L’Ange gardien
est un ouvrier qui travaille dans un établissement scolaire
catholique depuis quelques dizaines d’années. Il en connaît les
drames et les sujets tabous. Il est l’homme à tout faire mais
aussi celui qui voit tout. « Merci de ne pas me prendre pour le
débile de service. Je sais à peu près tout ici, et je fais à peu
près tout aussi, l’un n’allant pas sans l’autre. » Voilà
le point de départ du court roman de Raymond Penblanc : montrer le
monde du point de vue du boiteux qui n’a aucun pouvoir mais qui est
extrêmement conscient. C’est dans cet écart créé entre les
règles strictes de l’institution et la façon de la voir que le
récit se déploie. Les parents qui inscrivent leurs enfants à la
Mère-Dieu sont des notables. Il est important que la réputation y
soit irréprochable. « Tous ces petits richards sont des paumés et
je leur pardonne leur ingratitude. Mais je ne les aime guère. Si
pour leurs pères et mères, si pour leurs maîtres je ne suis pas
grand chose, je reste pour eux un moins que rien, et je ne sais ce
qui me retient d’en raccourcir quelques-uns, de trancher net leurs
jolis cous de poulets. » Or, le récit s'ouvre sur un meurtre : un professeur étrangle une jeune fille. La strangulation s'inscrit
comme un motif, qu’il s’agisse d’aider les mots (et l’âme) à
sortir de la gorge du chanteur ou de montrer qu’on manque d’air
pour celui qui s’asphyxie lors d'un incendie. Fellow même, le
meurtrier, n’en est pas un : « c’est comme si Jésus avait
étranglé la fille de Ponce Pilate. » Les humiliés étouffent
et les grands ne sont pas là où on les attend.
Peut-être
l’auteur a-t-il fait le pari de créer un équilibre par l’action
de l’humilité et de la poésie, deux composantes dénigrées et
moquées. Pour cela, il convient de ne pas raconter de faits
extraordinaires mais de montrer le quotidien d’un homme simple
ainsi que son rapport aux adolescents. Et c’est la pierre
angulaire du récit qui transforme imperceptiblement le monde à
mesure que l’ouvrier gagne la confiance des autres et en
particulier celle de Martial : « Il n’y a que Martial qui n’a
pas changé. Il s’assoit sur le banc ou même par terre, et son
regard, dont je ne saurais dire s’il est tendre ou dur, grave oui,
et attentif, se pose successivement sur moi, sur les arbres, le mur,
les toits, le ciel, comme s’il interrogeait chaque chose ou plutôt
comme s’il cherchait la bonne question aux réponses qu’il
détient déjà. »
Martial,
gardien de foot, ange qui chante, trouve en l’ouvrier un père et
un ami. Raymond Penblanc redessine les contours de l’amitié, celle
qui s’installe spontanément entre les êtres, quel que soit l’âge.
Alors même que le narrateur, docile, obéit aux ordres qu’on lui
donne, il change l’ambiance par sa présence libre et malicieuse.
C’est peut-être le tour de force de ce récit que de modifier le
climat, sans en avoir l’air. Et pour cela, il faut raconter des
événements qui semblent n’avoir aucune importance (brûler les
feuilles mortes, éliminer les pies qui jacassent, repeindre des
murs), puisque c’est dans le ralentissement du rythme de la vie et
dans sa manifestation la plus ordinaire qu’on y trouve des
perceptions fines et intenses. Le moindre événement, fût-il un vol
d’étourneaux, y est minutieusement relaté : « Et soudain, ça
s’est décroché. Un potin d’enfer, une aspiration vers le haut,
et le dais s’est brusquement déchiré, en deux, puis en trois,
puis en multiple de trois, après quoi les morceaux se sont recollés,
avec une certaine grâce, obscurcissant à nouveau le ciel. Un
premier passage, suivi d’un second presque aussitôt, et on n’a
plus vu qu’une mince banderole de points noirs. » Ce sont
aussi les portraits teintés d’ironie, celui de John Bull, ouvrier,
du meurtrier Fellow, de Martial, de tous ces anti-héros qui
constituent le microcosme de l’institution, qui révèlent la
liberté et la justesse de ton du narrateur.
Le
personnage prend de la hauteur et embrasse le monde. « Je veux
attendre, simplement attendre, je suis un rêveur et je veux laisser
sa part au rêve. Et que rêver de mieux qu’un paysage de châteaux,
châteaux de marbre blanc, châteaux de nuages, châteaux de
feuillages, un paysage de coteaux, de prairies, de rivières avec des
ponts de lianes, des dais de fleurs, et des oriflammes claquant au
vent? » Tout ce qui reste dans l’angle mort de notre vision
happée par la corruption du monde y est déployée. À la fin du
récit, la métamorphose est engagée. « Nos ailes ne sont pas
ces grands machins plumeux qu’on agrafe dans le dos et qu’on voit
pendre aux pieds des anges dans les églises. Nos ailes, ce sont nos
bras cassés, nos jambes coupées et nos pieds bots, nos ailes, ce
sont nos sourires édentés, nos oreilles tranchées, ce sont nos
becs-de-lièvre et nos yeux crevés. » Les éclopés, les
boiteux, les bras cassés, retrouvent ainsi progressivement une
confiance qu’ils avaient perdue ou qu’ils n’avaient jamais
connue. Parce qu’ils se révèlent à eux-mêmes et aux autres, ils
deviennent des anges gardiens.
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