Ce
que pourrait signifier l’ouverture d’une librairie dans un
village de Sardaigne.
La
librairie a ouvert le 30 juillet 1984, le seul jour de pluie du mois.
Maurizio, le propriétaire, avait tout prévu car c’était aussi
relâche au cinéma. Rien à faire au village. Rien à faire nulle
part dans ce maudit pays. Des jours entiers de distribution de tracts
dans notre village et dans les autres, un peu plus éloignés. Trois
ou quatre kilomètres, maximum.
Da
Maurizio
La
librairie nouvelle !
Ouverture
le 30 juillet,
venez
nombreux pour lire et boire un verre
Quand
ma mère ouvrit la boîte à lettres (mon père ne s’abaissait
jamais à « ça », il répétait à qui voulait
l’entendre que si on avait quelque chose à lui dire, il fallait
venir le trouver directement), elle découvrit un bout de papier
inhabituel. Elle le lut avec entrain, comme si on allait lui
apprendre qu’elle avait gagné à un jeu auquel elle n’avait pas
participé.
« Da
Maurizio, encore
une pizzeria, pensa-t-elle. Mais quand arrêteront-ils d’en ouvrir
? Nous autres anciens nous détestons ça. Il n’y a que les jeunes
pour manger des choses pareilles, c’est gras, c’est lourd. Elle
fera faillite, comme les autres.
Les
personnes âgées ne détiennent pas toujours la vérité. Il lui
fallut deux bonnes minutes avant de comprendre qu’il était
question d’une librairie et poursuivre dans l’indignation.
« Une
librairie ! Mais que va-t-on faire d’une librairie dans notre
village ? Personne ne lit ici. Et qui sait lire, d’ailleurs ? Ça
ne fera pas long feu. »
Parmi
les personnes âgées, certaines se trompent encore plus que les
autres. Ma mère en faisait partie. La sagesse n’a pas d’âge, la
bêtise non plus.
En
vingt pages, cette nouvelle de Michaël Uras,
publiée en mars 2017 aux éditions Lunatique,
nous offre une curieuse fable contemporaine de l’enracinement et du
déracinement, de la solitude et de l’amitié indéfectible, de
l’entêtement et du changement personnel, avec une belle émotion.
Maurizio
a quitté son petit village de Sardaigne pour suivre chez elle une
belle touriste française et l’épouser. Après quelques années,
c’est le divorce, puis, plus tard, le retour au pays, sous les
regards moins que bienveillants de la plupart des villageois. Entre
temps, Maurizio a pourtant fait une découverte majeure : celle des
livres. Et il décide donc d’ouvrir une librairie malgré
l’incrédulité générale.
Donc,
le 30 juillet, j’étais au côté de Maurizio pour l’inauguration.
J’avais mis au parfum mes parents et je leur avais demandé de
venir par politesse soutenir un ami d’enfance. Mais les vieux
Sardes sont rancuniers, ils n’aiment pas vraiment que l’on parte
« ailleurs » pour manger une herbe trop verte en
apparence et souvent indigeste. « Nous passerons cinq minutes »
avaient-ils lancé quand je tentai de leur vendre la librairie.
Cinq
minutes. Je retrouvai là leur pingrerie légendaire. Ils auraient pu
rester la journée dans la boutique, personne ne se serait inquiété
de leur absence à la maison. Les vieux intéressent peu les jeunes.
Sous
le signe presque paradoxal de Robert
Musil
et de son Homme
sans qualités,
Michaël Uras
parvient en très peu de mots, diablement habiles, à nous parler un
peu de Sardaigne et d’immobilité, de rancœur sourde et de beauté
contrainte, et beaucoup de nous, et de notre rapport aux livres et
aux autres – la chute fragile et singulière de cette nouvelle
ravira dans sa simplicité les lectrices ou lecteurs les plus
incrédules.
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