avant qu’elle ne comprît que les mots ouvraient des portes sur des mondes inouïs

Vertécon, de Bernard Edelman


C’est d’abord le cinéma qu’elle aima, passionnément, jusqu’à la folie. Et avant qu’elle ne comprît que les mots ouvraient des portes sur des mondes inouïs, des paysages insondables, le cinéma fut son seul rêve. Elle ne saisissait pas vraiment ce qui se passait sur l’écran, mais les images chantaient dans sa tête, comme une petite ritournelle, à peine audible, toute semblable au bruit lointain d’une foule ou au souffle de la mer. C’était les mouvements qui la fascinaient, ces hommes et ces femmes qui se parlaient en faisant de grands gestes, s’embrassaient, pleuraient, se mettaient en colère, se quittaient, se retrouvaient.
Quelquefois, un mariage avait lieu. Tous les gens avaient l’air heureux. On faisait de la musique, on dansait, on buvait, on riait. La jeune mariée, dans une robe blanche, avait les yeux pleins de lumière. Elle sortait de l’église au bras de son époux, envoyait des baisers à ses parents, et son époux lui chuchotait des choses divines à l’oreille. Et puis, ils s’engouffraient dans une belle voiture, et elle faisait des signes par la lunette arrière. L’église se rapetissait, la foule hurlait dans le lointain. Et c’était fini.
Et quelquefois, la même femme était allongée sur un lit. Elle était très malade. Elle disait qu’elle allait mourir. Tout le monde pleurait dans son mouchoir. Alors, Il arrivait, échevelé, l’œil hagard. Il tombait à genoux. Elle tendait les bras vers Lui en murmurant d’une voix faible des choses incompréhensibles.
Ou bien, c’était Elle qui se jetait sur sa poitrine ensanglantée. Du sang sortait de sa bouche, mais Il parvenait encore à parler. Elle hurlait à la mort comme les chiens sur la place, les jours de pleine lune. Elle le suppliait, mais Il tournait tristement la tête, de gauche à droite. Et c’était fini.
pp.94/95

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