Je suis une usine et Remplacer l’humain, ou le perfectionnement de l’esclavage, par Jean-Claude Leroy
Deux
livres publiés à quelques mois d’intervalle, que je lis en même
temps. L’un d’eux fut écrit il y a plus de quarante ans,
manuscrit abandonné, oublié au fond d’un tiroir, comme on dit,
l’autre est l’essai récent d’un penseur critique américain du
numérique, l’auteur de «Internet rend-il bête» ?
« La
menace a prise sur les hommes.
La peur des hommes fait tourner les machines. »
La peur des hommes fait tourner les machines. »
Yves Le Manach publiait en 1973 Bye
bye turbin aux
éditions Champ libre, il fleurait le grincement de dents avisé et
bientôt l’humeur situationniste. Sud aviation, où il travaillait,
fut un haut lieu de la dissidence ouvrière de ces années-là. En
cette même période, sur son temps volé à la boîte, il écrivait
les pages de Je suis une usine,
exhumé aujourd’hui par les éditions Lunatique.
C’est l’usine qui parle, elle a plusieurs voix, une usine comme on aurait pu penser qu’il n’en existerait plus quelques décennies après, or ce n’est pas tout à fait vrai, la preuve, ce texte n’a pas pris une ride, il est étonnamment actuel, ne serait-ce que parce qu’il est écrit dans une langue encore accrocheuse d’idées et de rage, une langue d’avant la novlangue lénifiante et terrible d’un XXIe siècle qui cherche vainement son souffle à travers les vertus managériales ou les abcès du big data.
C’est l’usine qui parle, elle a plusieurs voix, une usine comme on aurait pu penser qu’il n’en existerait plus quelques décennies après, or ce n’est pas tout à fait vrai, la preuve, ce texte n’a pas pris une ride, il est étonnamment actuel, ne serait-ce que parce qu’il est écrit dans une langue encore accrocheuse d’idées et de rage, une langue d’avant la novlangue lénifiante et terrible d’un XXIe siècle qui cherche vainement son souffle à travers les vertus managériales ou les abcès du big data.
Est-ce
toujours, au demeurant, ce monde de la production de biens et de
flux, une histoire de virilité qui s’expriment, camouflée en
robotisation ? On peut se le demander. Comme le note Yves Le Manach, selon son expérience, « il n’y a pas de femmes
chez les paras. Dans les usines non plus. »
Un
besoin de vivre pourtant, en dépit de la contrainte. De rêver. De
désirer.
« Il
est si fort l’ennui, il est si pesant, que même le désir, le
besoin, l’éjaculation ne parviennent à le faire oublier. On
n’échappe pas à cet ennui-là, même en allant se masturber. »
Et
l’usine fourmille d’ouvriers qui finalement ne rêvent, même si
c’est inavouable, que de devenir chômeur pour avoir le temps de
vivre, d'être objectivement inutile. De ne plus se sentir le
surveillant de son propre salariat.
« Ceux
qui ne connaissent des machines que la perceuse Black & Decker du
bricoleur, le clitoris de leur voiture de sport, le moulin à café
et le rasoir électrique, ceux qui ne connaissent que les instruments
ménagers qui transforment leur épouse en coléoptère bourdonnant
et en technicienne d’intérieur, ceux enfin qui ne connaissent de
la technologie que le bras de leur chaîne hi-fi, les boutons du
flipper ou les touches juke-box, ne peuvent peut-être pas comprendre
ma haine pour les machines.
Je
ne suis qu’un complément vulgaire de cette machine qui m’a
annexé. Je ne suis que son prolongement humain et servile. J’ai
envie de pisser !
Je
suis seul avec la machine, il n’y a pas de chefs derrière moi.
Rien que la machine. Pourtant, je ne peux m’arrêter. Si je
m’arrête, cela se verra sur le papier de l’enregistreur. La
machine m’espionne, me surveille avec tous ses instruments braqués
sur moi. Il faudrait que je puisse me lever pour aller pisser. Il
faudrait au moins que je puisse allumer une cigarette. Je ne
suis plus seulement l’esclave des rapports sociaux, je suis
l’esclave direct de la technique. »
Il
est si fort, l’ennui, que croire en des changements est au-dessus
des forces des ouvriers soumis à leur destin, quelle que soit la
chanson inventée par les fils de bourgeois en lutte. Il ne reste que
l’observation méticuleuse de sa propre servitude, et surtout
l’imaginaire pour vaincre la soumission. C’est un texte sombre et
gris que ce journal qui, sous des dehors excentriques, n’est en
rien inventé ; un journal intérieur autant qu’un descriptif
de la condition prolétaire.
« Nous
sommes impuissants à lutter contre les machines qui travaillent à
notre place et qui silencieusement nous empoisonnent. Tous ces
mécanismes hideux, qui tendent leurs tentacules d’acier, de
plastique et de béton à travers les sous-sols et le ciel de la
ville, sont au service du pouvoir. Un pouvoir de moins en moins
palpable, mais de plus en oppressant, un pouvoir auquel il est devenu
impossible de donner un nom, de mettre un visage. Qui, le matin à
l’aube, été comme hiver, appuie sur les boutons et pousse les
manettes ? Qui dirige les métros aveugles ? Qui rassemble
les informations et commande à la monstrueuse machine jusqu’au
sommet des montagnes et au cœur des déserts ? Qui tire profit
des bénéfices de la production ? »
Nicholas
Carr, essayiste américain tire quatre décennies plus tard un bilan
qui ne jure en rien sur les réflexions d’Yves Le Manach. Du temps
que les machines était une extension des membres humains, la
décision revenait encore en partie à la cervelle du travailleur,
l’automatisation a mis a mal cette prérogative. À travers de
nombreux exemple, l’auteur montre que l’autonomie des
utilisateurs a diminué avec le perfectionnement des machines. Le
pilotage automatique, dont l’invention remonte à 1912, est resté
mécanique jusqu’à l’informatisation de ces appareillages –
c’est en fait l’Airbus A320 qui inaugura ce type de dispositif,
au grand dam des pilotes qui voyaient leur statut perdre en prestige
mais surtout leur capacité à ressentir l’avion s’estomper. Des
accidents récents entraînant des dizaines de victimes ont été le
fait de mauvais réflexes des pilotes après une défaillance des
sondes et des ordinateurs. [...] Les
scientifiques s’étant penché sur ces questions évoquent
désormais un paradoxe de l’automatisation. [...] Un
homme dont l’intelligence n’est pas aiguillonnée devient
stupide. Dont l’action n’est pas sollicitée, perd sa capacité. [...] L’initiative
est en passe d’être laissée à la machine, en l’occurrence à
l’ordinateur, au logiciel, à l’application, on le voit tous les
jours. [...] C’est
par un vers d’un poète américain du début vingtième, Robert
Frost, que l’auteur introduit et étaye son dernier chapitre
intitulé : Éloge du travail.
L’acte
est le plus doux rêve que le labeur connaît
« Par
ce vers mystérieux, écrit Nicholas Carr, Frost
tient à nous révéler la place centrale de l’action dans notre
rapport à la vie et à la connaissance. »
Comme
le dit Maurice Merleau-Ponty, cité par Carr : « Le
corps est notre moyen général d’avoir un corps. […] La
perception, tout comme la cognition, est médiatisée par le
corps. »
Avis
donc à ceux qui prônent toujours plus de technique et, pourquoi
pas, comme certains de plus en plus nombreux et puissants, un « corps
augmenté ». « La véritable erreur consiste à
croire que ce qui est nouveau répondra toujours mieux à nos
besoin. »
*
« La
maison du Travail et la maison de la Mort constituent en fait un seul
ensemble, une bâtisse massive construite dans le style autoritaire
d’une époque ancienne. Quant à la maison 12, celle de la Maladie,
elle s’épaule aux deux autres, chétive et minuscule dans son
architecture d’une époque plus ancienne encore. »
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