Pour écrire son nouveau livre, son quinzième, Perrine Le Querrec, comme à son habitude, est partie de faits réels (une famille atteinte d’un TOC, ou Trouble Obsessionnel Compulsif), et s’est fortement documentée. Eugen et Georgia, ses héros (un frère et une sœur), sont deux accumulateurs compulsifs. Ils tiennent cela de leur mère, Suzanne. Ils jettent rien. Ils étouffent sous les accumulations / les ordures. Le texte, congruent à son sujet, pourrait aussi étouffer son lecteur, comme sujet, n’était-il devenu cruel. Parfois, cela donne ceci :
« Serviettes
éponge miroirs brosses à dent brosses à cheveux peignes brosses à
reluire peignoirs tapis de bain franges ourlet tapis antidérapants
jouets en plastique […] pleines bouteilles colorées uniquement des
pluriels un seul singulier Eugen baignoire animaux… »
Toute
une page sans une seule virgule, selon un principe de compression du
texte analogue à l’accumulation des
déchets/souvenirs/achats/ordures. Dire alors que ce livre est
construit plus comme une œuvre d’art que comme une œuvre
« littéraire ». Fi du roman-feuilleton ! La Ritournelle est
une compression à la César. Ou une accumulation sauvage à la
Arman. Littérature Nouvelle-Réaliste ! Claro, dans son
blog Le
clavier cannibale,
a rapproché Le Querrec des expériences langagières d’un Pierre
Guyotat ; pour ma part, c’est plutôt aux artistes que je
comparerais l’écrivain, puisqu’elle ne déforme pas tant les
mots (à de rares exceptions près) qu’elle joue avec la page
blanche : comment varier pour la mieux remplir, telle la chambre
d’Eugen ? Espace all
over à
la Jackson Pollock : ça part dans toutes les directions pour
mieux faire rentrer tout ce qu’il y a à dire/accumuler ; il
n’y a plus ni fin ni début dans le récit, ni haut ni bas dans
l’espace. Parfois, plus d’espace entre le point et le départ de
la phrase suivante (pour gagner de la place) : « Oui
non.Tant.Tantôt.Tant tard.Tant pis.Pis quoi ? »
D’autres fois, il n’y a même plus d’espace entre les mots :
« Eugensouvienstoidetonnombaissetoiremontelespiedsretiensl’édifice. »
Il faut entasser, toujours entasser : « collections
de collection de collectionneur ».
Entasser les « f » : « Georgia […] une
fille d’or une fille dorure une fille d’ordures un tas de fumier
une femme forgée une fille fluide une femme fontaine une femme
facile une enfance difficile une enfant difficile une engeance
difficile une vengeance difficile un enfant fumier »,
etc. Ou les verbes. Ou les « g ». La place manque. On
étouffe ! Ouf, un peu d’air, de temps en temps : « Eugen
gonfle l e n t e m e n t l’entends-tu
entre les accumulations les côtes les morts les mots il monte perce
les poumons de l’enfant e x p l o s e. »
(Une expansion à la César ?) La page respire. Et puis, ça
recommence : « le
danger est dans – retirer ranger réduire déranger choisir sortir
réussir. »
Le Eugen, il ne sortira pas ; il ne veut pas « réussir »…
Sa mère l’a « programmé » pour ça, « ils [Eugen
et Georgia] ont
ressassé la leçon dans le ventre de béton et d’ordures
maternels »,
leur chambre est devenue un gigantesque giron maternel dont il sera
impossible de s’échapper : la force d’attraction des objets
accumulés est trop grande : Eugen « doit
rester veiller monter la garde, sentinelle implacable ».
Et
ce titre, La Ritournelle,
me demande mon lecteur ? Sur sa page Facebook, Le Querrec a
avoué sa source : « la ritournelle » chez Gilles
Deleuze, « c’est la ronde des passés qui se conservent »,
ou bien « la forme a
priori du
temps qui fabrique à chaque fois des temps différents », ou
encore « la répétition du différent ». Mais, écoutez :
Le
Eugen est bien caché
Le
Eugen du bois, mesdames,
Pourras-tu
le retrouver ?
Le
Eugen du bois joli.
C’est
un refrain. Un leitmotiv. Qui revient, scande le texte, chaque fois
un peu changé (on est deleuzien, ou on ne l’est pas) : « Il
comble, il comble, le Eugen / Le Eugen du bois, mesdames / Il est
passé par ici / Il repassera par là. »
Et cetera.
Dire
que ce livre nous en apprend plus que bien des manuels de psychologie
(ce qui restera de notre civilisation, ce sera, comme d’habitude,
l’Art — l’art de Perrine Le Querrec) : « Au
monde de gens Eugen préfère son monde d’objets […]. C’est une
muraille et c’est une faille. »
Et puis conclure (provisoirement).
Guillaume
BASQUIN (qui a publié Ruines, de Perrine — éditions Tinbad)
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