Après des heures de lecture, des débats acharnés, les membres du comité de sélection ont choisi les quatre recueils pour la phase finale du Prix Boccace. Qu’ils soient remerciés ici pour leur enthousiasme et leur passion des mots.
À vous de vous plonger dans ces histoires… et rendez-vous le dimanche 10 juin pour la Fête de la Nouvelle et la remise du Prix.
Les
recueils sélectionnés sont :
Je
fus homme autrefois de Sarah Taupin
L’heure
du poltron de Marie Frering
Les
attentifs de Marc Mauguin
Préliminaires
pour verger futur de Karim Kattan
La
Renarde
Elle
n’est pas seule dans la petite maison, quelqu’un dort sur le lit,
recroquevillé sous l’édredon. La sœur de la Renarde. Hilde a à
peine vingt-cinq ans, elle est jeune et plutôt jolie, mais il lui
manque la tête. Elle est simplette.
Quand
la nuit commence à tomber et signe la fin du travail pour les
hommes, Hilde rejoint la ferme de Füssli. Ici, les étables
tiennent lieu d’hôtels de passe. C’est moins canaille qu’en
ville, plus immédiat. Ici, on saillit, on ne baise pas. Les mots
sont les mêmes pour les bêtes et pour les hommes. La sœur de la
Renarde est attachée à l’étable de Füssli. Elle est payée en
nourriture, beurre, œufs, pommes de terre, choux, viande parfois. Le
fermier touche sa prébende en schnaps ou gagne en silences sur
certaines
affaires.
Hilde dit qu’il est gentil quand elle revient avec un pot de miel
ou une saucisse aux choux. La Renarde n’a pas le cœur à éteindre
la joie de sa sœur fière de ses gains.
Hilde
ne voit pas la part de miel prélevée par sa sœur en prévention de
la prochaine fois où ses aiguilles serviront à l’avorter. Le miel
est le seul antiseptique à sa disposition. Naturellement, les choses
se savent dans la vallée, et les villageoises ont pensé qu’elles
pouvaient la solliciter pour ce service, mais elle a toujours refusé
d’ensanglanter ses aiguilles pour une autre que sa sœur, malgré
les sommes importantes qu’elle aurait pu en tirer. Si la Renarde
devenait faiseuse d’anges, Hilde n’aurait plus à aller chez
Füssli, mais à chacun son malheur, elle ne se sacrifierait pas
pour sa sœur. L’horreur de ces avortements à répétition, car
Hilde tombe souvent enceinte, est suffisant.
pp.
12/13Le
Dernier de ses fils
« Si
tu penses, kotele, voir un beau jour le soleil et le bleu du ciel
avec tes propres yeux, caresser le chien qui jappe derrière la voie
ferrée ou fouler l’herbe de la prairie juste derrière ta maison,
si tu le penses et le désires, c’est que tu es un fou, et je me
demande ce que ta mère t’a appris. »
Le
gamin spectral était resté immobile pendant que la vieille Elijia
concluait ainsi son discours. Assis dans un fauteuil en simili-cuir
verdâtre, il discernait ses mains noueuses pleines de farine,
pétrissant la pâte du byrek pour le lendemain matin. Avec son
index, Elijia écartait parfois de ses yeux une mèche gris nuage
échappée de son foulard.
Elle
soupira.
« Tu
n’as que quatre ans, on ne peut pas encore discuter… mais,
comprends bien une chose : tu ne sais pas ce qu’est la mort, et
pourtant tu ne veux pas mourir. Quant à moi, je ne veux pas non plus
que tu meures, en tout cas, pas sous ma garde… »
Elle
fourragea un instant dans son tablier pour nettoyer ses mains
farineuses, puis marmonna en constatant la fraîcheur de l’eau qui
rendait toute tentative de vaisselle inutile. Il faudrait en aviser
la mère du gamin, mais que pourrait faire cette miséreuse qui ne
gagnait presque rien ?
Du
reste, pourquoi ajouter encore un motif d’anxiété à cette femme
qui n’était pas paresseuse et joignait les deux bouts en assurant,
en plus de son activité de raccommodeuse, le semis de la mi-saison
de certains champs ? De mauvaises langues prétendaient qu’elle se
vendait parfois, mais Elijia n’y croyait pas trop. La fille
semblait bien trop honnête – pire : maigre ! – pour intéresser
le plus affamé des hommes et dégager un revenu de son corps. Et
quand bien même les ragots seraient fondés, Elijia n’aurait pas
jeté la pierre à cette femme pour tout l’or du monde.
pp.
7/8
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