C’était une histoire très spéciale : on en reparlera plus tard.




Martin aimerait bien être un ado comme les autres, se fondre dans la masse, un peu comme son copain Félix. Mais l'esprit de Martin s'égare, divague, erre. Une introspection pleine de délicatesse écrite dans un belle langue.

Florilège
Le garçon crie. Il va mourir dans un instant. Il le sait, et c’est pour cette raison qu’il crie. Sa mort est imminente : elle l’est depuis près d’un siècle. Ce garçon, puisqu’il est en bronze, on ne sait pas s’il est brun ou s’il est blond. Ses cheveux sont peut-être d’une couleur changeante, comme ceux de Martin qu’on ne sait jamais comment qualifier, qui tirent vers le roux à la fin de l’été. La couleur des cheveux du garçon (une tignasse dense dans laquelle on ne pourrait pas passer la main), c’est la même que celle de son visage et de son uniforme : un vert pâle, un vert-de-gris. Et ce soir, c’est surtout un gris-tout-court, car il est tard et que c’est l’hiver : la nuit est arrivée tôt, elle est déjà installée dans le square depuis longtemps. Sur le piédestal de pierre s’élève un garçon gris, dur et froid dans un grand ciel noir.

Martin n’aime pas les mathématiques. S’il s’adonne ce soir à la théorie des ensembles, c’est parce qu’il préfère farcir sa tête avec des idées abstraites plutôt qu’avec le sang bouillant qui bat derrière ses tempes. Contempler l’intersection des sous-ensembles, c’est un peu comme calculer le débit de la rivière : ça occupe. Pendant que Martin réfléchit, les fluides qui irriguent sa cervelle ont le temps de retrouver une température convenable. Et lundi prochain, Félix demandera à Martin avec sa petite gueule d’ange : « Tu es parti tôt, l’autre soir ? ».
Juste après le pont, on débouche sur une place. Le jour, deux fois par semaine, elle sert de marché. Le reste du temps (et la nuit en particulier), on gare des bagnoles dessus. On voit très bien la statue depuis la place, parce qu’elle est juste à l’entrée du square derrière le portillon. On la voit de loin, mais Martin pourrait aussi bien entrer dans le square pour la regarder de près, car le portillon n’est jamais fermé. Ce serait bien inutile de le verrouiller, d’ailleurs, car personne n’a jamais eu l’idée de venir ici le soir. Quand il fait noir, les gens restent chez eux. Il faudrait être fou ou poète pour se balader dans les ténèbres, sur la pelouse humide. Les gens ne font pas des trucs pareils ici. Il y a eu une exception, tout de même, une fois : quelqu’un est venu dans le square, la nuit. C’était une histoire très spéciale : on en reparlera plus tard.

Dans la langue de Martin, on utilise le même mot pour désigner deux concepts qui, dans une autre langue peut-être, serait nettement différenciés. A l’intérieur d’un groupe solidaire dont Martin ferait partie (un groupe théorique qui serait constitué, par exemple, d’amis – mais Martin a-t-il des amis ?), il parlerait de lui en disant moi et, pour désigner ses amis, ces personnes qui seraient physiquement distinctes de lui mais si proches par leurs qualités, il dirait : les autres. Ce seraient toutes les personnes de son groupe à l’exclusion de lui-même. A l’inverse, dans une autre configuration plus proche de la réalité, où l’on est forcé de constater que la population se divise en deux catégories ennemies et irréconciliables, il existe une barrière entre Martin et le reste du monde. Pourtant, il est obligé de désigner ces êtres contraires, ceux de l’autre côté, par ce même mot, les autres, qui aurait dû servir à qualifier ses semblables.

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