« des gens sont aujourd’hui jetés en prison, des femmes sont gravement mutilées et d’autres meurent »
Dans
Qui a peur d'Annie Ernaux ?,
Jérôme
Deneubourg fait
le récit d'un avortement clandestin qui a eu lieu en 2016 en
Argentine, et dont il a été le témoin direct – tout y est vrai.
Son texte, écrit dans une langue intime et grave, montre comment les
femmes sont contraintes à la clandestinité dans ce pays
démocratique et cultivé, berceau de plusieurs prix Nobel et de
l'actuel pape François. Ou comment une législation misogyne
condamne le « deuxième sexe » à la prison et,
indirectement, parfois aux mutilations et à la mort. « J’ai
pensé écrire mon journal comme une lettre d’amour », écrit
l'auteur dans ce texte d'une intensité bouleversante.
Extrait
:
Cette
histoire commence au mois de mai, au moment où en Europe l’été
paraît et où, dans l’hémisphère sud, c’est l’hiver.
Ce
soir-là, tandis que moi je me trouvais à Paris et elle à Buenos
Aires, Victoria me parlait, le visage enchâssé entre les bords de
la webcam, le regard traqué. Soudain, ses pupilles étaient
brûlantes de terreur. Je ne comprenais pas. Son chuchotement effrayé
me parvenait au travers d’un brouillard. On ne se doute pas que
dans ce pays célèbre pour son tango et le sublime écrivain Jorge
Luis Borges des gens sont aujourd’hui jetés en prison, des femmes
sont gravement mutilées et d’autres meurent, parce que
l’avortement y est proscrit. Victoria me rapportait le cas de cette
adolescente condamnée un mois plus tôt à huit ans de prison
pour homicide doublement aggravé sur ascendant — en
fait, un avortement. Deux ans auparavant, la pauvre s’était rendue
aux urgences de l’hôpital de Tucumán, les gynécologues avaient
soupçonné un avortement et prévenu la police ; arrivée au
poste, un policier l’avait agressée sexuellement. Victoria eut
beau me raconter tout cela, n’empêche, je n’ai pas imaginé un
seul instant qu’une semaine plus tard je l’attendrais au premier
étage d’un bâtiment sinistre tandis qu’elle serait allongée
deux étages plus haut, face à deux inconnues affairées entre ses
jambes, sachant bien que nous avions été roulés sur toute la ligne
et retenant nos larmes.
pp.
9/10
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