« Le docteur lui dit que le cagibi ce n’est pas forcément une bonne idée. Qu’il existe peut-être d’autres moyens un peu moins coercitifs. »

à paraître le 7 octobre 2019

À l’instar de l’héroïne de Polenta-vodka, qui expérimente des recettes « à la recherche de saveurs nouvelles et de sensations inédites », Benoît Fourchard nous a mijoté un alléchant recueil, au bouquet généreux et dans lequel se reconnaissent tendresse de l’enfance, coup de théâtre, ironie du sort, nostalgie poignante, fantaisie légère, amour fou, gouaille désinvolte, et tant d’autres émotions, passions, déraisons, subtilement distillées au gré de... ses Humeurs.

Désirée (extrait)

Avec son air buté elle tétanise son monde, dit ma mère au docteur.
Comment ça elle tétanise son monde ? répond le docteur.
Figurez-vous qu’elle ne veut jamais baisser les yeux. Faut toujours que ce soient les autres qui regardent ailleurs, vous vous rendez compte à quatre ans et demi non mais pour qui elle se prend ? Faut me donner des médicaments pour qu’elle arrête et qu’elle écoute c’qu’on lui dit. Sinon c’est sûr je serai bien obligée de la corriger et de la remettre au cagibi.
Le cagibi. Ça me fait penser à KGB. Une sorte de placard. Juste sous l’escalier.
Le docteur lui dit que le cagibi ce n’est pas forcément une bonne idée. Qu’il existe peut-être d’autres moyens un peu moins coercitifs.
Ma mère fait semblant de comprendre.
Chez les Paradis y a pas de coercitif qui tienne. Moi et mon mari on est pour une éducation à la dure voyez.

Paradis. Désirée Paradis. Je sais c’est gratiné. Désirée. Tout ce que je ne suis pas. Ma mère voulait Dorothée. À cause du club. Elle aurait aimé lui ressembler à Dorothée. C’est plutôt raté. Au moins ça rattrapera elle disait. Mais à l’état civil ils se sont emberlificotés les pinceaux.
Des fois à l’école on m’appelle Vanessa. À cause de la chanteuse.
On pourrait croire que ma vie avait commencé sous de bonnes étoiles.
Mais moi je ne veux pas qu’on me compare. Je suis moi. Et ceux qui ne le comprennent pas bien, je les tétanise du regard. Après ça file doux.
D’autres fois, il y en a qui disent chez Paradis, c’est l’enfer. Là je fais la sourde oreille.
Dans le cagibi je me suis organisée. À tâtons. Parce qu’à part un filet de lumière sous la porte, on n’y voit que couic. Avec une cagette, j’ai fait une table. Une serpillière, une nappe. La paillasse, un canapé. Avant d’être le cagibi, ce réduit était un débarras. Il suffit que je tâtonne et je trouve des trésors. J’attrape des yeux de chat. Et mes doigts deviennent experts en exploration. Comme s’ils étaient équipés de petites têtes chercheuses.
Il n’y a que mon nez qui a du mal à s’habituer.
pp. 13/14

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