Le petit peuple des nuages
Il ne comprend pas ce qui dessine les formes dans le ciel. Certaines sont arrondies, d’autres non. Il les pointe du doigt, poussant de faibles gémissements, et tente d’arracher à la voûte celles qui l’amusent le plus. Des traces noires sur le ciel jaune, des traces grises sur le ciel vert, des traces rouges sur le ciel bleu. Puis il accueille, en ouvrant ses paumes, les dégradés du soir violet qui chute sur notre toit.
Je ne connais rien aux nuages, alors je murmure : «C’est la pluie qui dort dedans ». Il me regarde d’un œil curieux, je crois qu’il veut savoir si la pluie c’est comme les larmes, je dis : « Oui, c’est pareil. Un nuage doit craquer ». Au- delà des dégradés, plus loin encore que les traces colorées, un point lumineux attire son attention. C’est probable- ment Vénus ou l’étoile du Berger. Faut-il que j’explique ce qu’est l’étoile du Berger, ce qu’est Vénus ? Qu’est-ce qu’un berger, d’ailleurs ? « Le gardien des yeux de la nuit. »
Il me sourit.
Dans la pièce obscure, le corps repose depuis plusieurs heures. Déjà l’odeur de la peau morte enveloppe notre maison. Des liquides pâles s’écoulent du nez, des oreilles ; on n’a rien vu venir, c’est comme des torrents minuscules, des jets de sève, des coulées de peur.
Mon enfant se lève, pour s’approcher.
« Non, je fais, chut, reste là. Près de moi. »
Il se blottit contre mon ventre chaud — et dire qu’il y a deux ans encore il était en moi; il y a deux ans je le mettais au monde dans cette clinique privée ; et dire que le corps aux liquides pâles était bien vivant, à mes côtés, qu’il m’a tenu la main, baisé la joue, la bouche; dire que c’est de lui qu’est né mon garçon, mon garçon qui ne comprend pas la forme des nuages… qui ne comprend pas pourquoi son père ne bouge plus.
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