« J’ai vidé trente-six cartouches d’encre bleue dans l’eau du bain. »

 

NOUVEAU

Life is a Beatles’ Song,  un recueil de nouvelles de Marlène Tissot

Because

Ça ne m’a semblé pas si absurde, sur le moment. Non, à vrai dire, ça n’avait rien d’absurde. J’ai vidé trente-six cartouches d’encre bleue dans l’eau du bain. Des cartouches longues qui, de toute manière, ne servaient à rien : elles ne rentraient pas dans mon stylo. Puis j’ai versé du gros sel, beaucoup plus que quand je fais cuire des pâtes.

Absurde, c’est le mot qu’il a prononcé en rentrant, en me trouvant endormie dans la baignoire. Il m’a secouée pour me réveiller et j’ai souri parce qu’il y avait enfin des vagues. « Qu’est-ce qu’il t’a pris ? » il a demandé et j’ai haussé les épaules. Il tournait en rond dans la petite salle de bain en secouant la tête.

« Pourquoi tu as fait ça ? »

J’ai répondu « Parce que» et il a dit que parce que n’était pas une réponse. Quand je lui ai demandé pourquoi ce n’en était pas une, il a répondu « Parce que », ce qui m’a semblé beaucoup plus absurde que l’encre dans la baignoire et je lui en ai fait la remarque. Alors, il s’est mis en colère, il a crié à cause de toutes ces foutues traces bleues sur l’émail aux endroits où le calcaire s’était déposé. À cause de la drôle de couleur qu’avaient pris mes cheveux et ma peau aussi. Il a dit que j’étais complètement cinglée et que si je n’avais pas une explication raisonnable à lui fournir immédiatement, il foutrait le camp pour de bon.

J’ai hésité un moment. Je savais bien que mon explication ne lui semblerait pas raisonnable, mais je n’arrivais pas à trouver de mensonge. C’est fatigant, les mensonges. Si, par exemple, j’avais prétendu que c’était bon pour la peau, il aurait voulu savoir où j’avais lu ces conneries et il m’aurait fallu inventer une revue ou un site Internet, il serait allé vérifier, il aurait su que je mentais, il serait revenu à la charge avec encore plus de questions. C’est fatigant aussi, les questions. Alors, j’ai juste dit la vérité.

« On habite beaucoup trop loin de la mer et j’avais envie, juste pour un moment, de me transformer en sirène. »

pp. 10/11