« écrire une fiction pour rattraper le réel »

 


Au sommaire de la revue Europe de ce mois, une critique signée Jacques Lèbre de La Vie brûle, de Jean-Claude Leroy.

La Vie brûle peut déjà se lire comme un hommage à ceux qui se sont immolés par le feu, des anonymes désespérés et d’autres plus connus nommés dans l’ouvrage : Jan Palach à Prague le 16 janvier 1969 ; Mohamed Bouazizi en Tunisie le 17 décembre 2010, ce qui peu après déclenchera la révolution de jasmin : « En France, il ne se passe rien quand quelqu’un se suicide sur son lieu de travail, devant l’agence de Pôle emploi ou au bureau de la Caisse d’assurance familiale, comme c’est arrivé. Cela ne constitue pas un événement politico-médiatique, donc pas un événement émotionnel. » La question sera posée : « Pourquoi d’un seul coup la vie brûle-t-elle ? »


Le narrateur se trouve à Alexandrie au moment des événements de 2011 et de l’occupation de la place Tahrir au Caire. Il évoque un ami : « Il aurait cité peut-être, comme il le faisait souvent, le texte virulent que Marx a écrit après la chute de la Commune de Paris, soulignant que la violence des Communards n’avait commencé qu’avec l’appel des généraux à tirer sur des civils désarmés – le terrorisme est d’abord le fait de l’État, de sa force outrancière de coercition. » Il a lu des écrivains en rapport avec l’Égypte : Jean Grenier, Albert Cossery, Naguib Mahfouz, Georges Henein dont il a pu rencontrer la nièce : « Lors d’un séjour plus récent, après plusieurs années sans faire signe, j’ai appris qu’elle était morte depuis longtemps déjà, les années défilent et l’amitié parfois se déclare quand il n’y a plus personne à aimer. » Installé à l’hôtel, il y fait des rencontres (deux autres poètes) ; il lit, il écrit : « J’ai pris des habitudes que j’ai plaisir à goûter, une manière de ne pas avoir à prévoir le déroulement des journées. » Il se promène dans Alexandrie, fréquente tel ou tel café, si bien que la ville lui de vient familière, mais où il reste un étranger : « Je rêve en marchant, à la fois ici et ailleurs, ailleurs surtout. Peu importe l’heure et l’endroit, la solitude opère toujours sur un semblant de fond d’angoisse, même de faible intensité. » Au fil des journées nous suivons les événements, le narrateur observe les manifestations, s’y mêle parfois, photographie, il est arrêté et les photos de la journée disparaîtront de l’appareil : « Curieuse sensation : tout en vivant cela, je me sentais observateur, comme détaché. Cela arrive parfois dans une grande colère qui nous dépasse, on se regarde faire comme malgré soi et on n’y croit pas tout à fait. Qu’est-ce qui est réel de ce qui arrive ? » Les manifestations passent, la ville redevient calme, les manifestations reviennent. Le narrateur hume l’air d’Alexandrie : « En ville, j’ai l’impression d’une certaine détente, sans savoir pourquoi. Tout comme une tension est perceptible bien avant qu’on en sache la cause, un fait grave ou une rumeur. Dans ces moments, l’air se charge d’une sorte d’électricité qui s’intensifie ou au contraire se dilue, qui serait là pour avertir ou pour conditionner. La qualité du silence, ou du bruit de fond, peut paraître infime, elle est néanmoins manifeste, nous avertit. »


Dans la deuxième partie de cet ouvrage si attachant, un ami meurt dans un accident de voiture, il vivait en Inde et c’est une mort brutale. Une telle annonce interrompt le cours du temps et de la quotidienneté, elle vous met dans un état second. Après cette annonce, vous partez marcher longuement au bord de la mer et la nuit tombe sur la ville : « à gauche un peu de lumière céleste monte encore de la mer et un reflet mystérieux me cherche, que le lent balancement des vagues soulève jusqu’à me pénétrer. » Cet ami, « il était de ceux qui portent toujours un regard neuf, jamais prisonnier d’une connaissance, d’une certitude, d’un préjugé. », est évoqué au fil des pages, avec le souvenir de conversations qui portaient parfois sur la littérature : « Sa découverte des ouvrages de Marcel Moreau fut l’occasion d’une autre connivence ». La mort est interrogée, et le don de vision en passant par Swedenborg ; et l’amitié qui nous fait les témoins d’une vie : « Le rôle du témoin se révèle souvent trop tard, on devrait l’endosser davantage. Et moi je tâche plutôt de m’enfouir dans le sommeil et retrouver de plain-pied les morts mêlés aux vivants, les âges avec les paysages, la réalité avec  ce qu’elle devient, les projections avec les éclairs. » Peut-être faut-il ici noter l’exergue de Georges Haldas qui ouvre l’ouvrage : « Il n’y a pas de preuves, il n’y a que des témoins. »


La troisième partie de l’ouvrage évoque la catastrophe de Fukushima. On sent la fibre viscéralement anti-nucléaire du narrateur, bien renseigné par des lectures. Il peut citer Günther Anders disant que la planète est devenue un laboratoire dont nous sommes les cobayes. Puis il se rappelle ceci : après l’explosion des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, « Le Monde saluait une "révolution scientifique". » Le gouvernement japonais a bien entendu relevé le seuil d’acceptabilité des radiations pour la population obligée de fuir la région contaminée. Mais certains, poussés par une nostalgie plus forte que le danger, n’ont pas résisté au désir d’y revenir, pour essayer de rejoindre leur passé détruit : « Il y a aussi Mikio Watanabe. Lui et sa femme, Hamako, ont dû s’en aller après que leur maison a été rendue inhabitable par la pollution toxique. Mais après des mois de vie précaire et de souffrance dans des centres de réfugiés, ils sont revenus voir le lieu où ils ont vécu heureux, pour un jour et une nuit. Aujourd’hui il est seul. C’est qu’à l’aube qui boucla cette nuit-là où ils redormirent chez eux, Hamako, la femme de sa vie, a recouvert son corps avec de l’essence et elle s’est enflammée pour mourir. » Le narrateur retranscrit ici ce qu’il a lu chez Antonio Pagnotta, dont un exergue ouvre le chapitre.

Dans la dernière partie, le narrateur est au Caire, il essaie « d’écrire une fiction pour rattraper le réel ». Il continue d’évoquer deux de ses amis, l’amitié étant bien l’un des fils conducteurs du récit : « Nos amitiés sont prépondérantes, leur qualité dicte notre capacité à tenir le coup plus ou moins longtemps. », dans un monde instable, parfois si peu vivable, dans lequel il vaut bien mieux se positionner plutôt que d’y rester indifférent : « Comme toute passion indépassable, l’amour d’une femme ou un certain souvenir d’enfance, une conquête sociale ou un défi relevé peuvent se faire éléments constitutifs de soi-même et justifier une vie autrement insensée, qui dès lors se finira moins terne. Jeune, on voudrait facilement en finir avec la vie ; jadis je me suis quelquefois suicidé ; vieux, on voudrait plutôt en finir avec le monde, car il se révèle si peu habitable désormais, ou si peu digne. Voilà qui aide à convenir de la mort quand elle pointe sa gueule d’os, et nous conduit si volontiers, délivrés, dans sa niche. » Mais je n’ai rien dit encore, en dehors des deux amis, de certains des personnages décrits avec une réelle empathie : ceux de l’hôtel à Alexandrie ; un clochard toujours assis à la même place avec une pile de journaux à ses côtés, sorte de tour de contrôle des palabres pour des passants qui s’attardent ; ou bien cet homme assis toujours seul à une terrasse de café du Caire, le regard dans le vague. Le narrateur le photographiera discrètement et plus tard il lui remettra la photo, seul et unique échange verbal. Figures, personnages à l’intériorité non dévoilée, comme s’il fallait à tout prix préserver dans sa pureté le rêve d’une amitié possible.




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