« j’ veux des roues et des peaux qui se touchent, de la chair abrasée sur le bitume, un crampon dans la tronche. »

   

À paraître le 15 novembre (papier + ePub)

Pédalées, d’Olivier Hervé

Pédalées propose 21 itinéraires littéraires comme autant d’étapes du Tour du France et de virages de l’Alpe d’Huez. Une Grande Boucle intime de 240 km où les succès font écho aux douleurs, les défaites aux exploits. C’est aussi un hommage amoureux et critique à la petite reine, à ses beautés, à ses ratés, à la folie et aux illusions qu’elle fait naître.

Rouler, c’est…

Un opéra en rafales. Être porté par les lieux, habité par les territoires. Un arpentage sensible. Mettre de l’ordre dans son chaos intime, laisser libre cours à son propre désordre. Une obsession, un truc que l’on fait. Un enchantement, un effondrement, un événement. Devenir meilleur. Trouver son style. Vivre dans « le meilleur des mondes possibles ».

Génial et pénible.



En attendant la sortie du livre, on peut toujours commencer par s’entraîner en lisant un extrait :



Fast and Furious


Mes plus beaux souvenirs sportifs, c’est dans les travées d’Yves du Manoir que je les ai construits, dans le béton en ruine, les marches effritées des virages, et dans la convivialité d’un vestiaire bouffi d’adrénaline, régalé par l’enchaînement des plaquages cathédrale aussi hauts que des montagnes. Des soleils entre deux perches ! Dans les victoires inespérées face à Massy, au Stade Français-CASG à Jean-Bouin ou face au PUC à Charléty, dans les rivalités guerrières aux airs de Bible. J’étais le porte-voix d’un peuple fervent, le messager de gamins sans horizon, juste unis par la joie d’être là à cet instant, communion fraternelle dans cette tribune campée en surplomb face à l’immense terrain vert cerclé de chaux. Avec Alex, Benjamin et Pampers, on chantait : « Sur le mooooooooooooont Sinaaaaï, le Prophète dit à son peuple réuni, aaaallez les Bleus, aaallez les Blancs, aallez les Bleus et les Blancs »… On avait 11, 12 ans, on se tenait virilement par les épaules et on ne comprenait rien à ce qu’on chantait dans les tribunes de Marcel Saupin, notre Eden Park. Mesnel, Abadie et Lafont, que j’avais croisés plusieurs fois, m’encourageaient avec leurs nœuds pap’ roses. Une nation ciel et bleu fanatisée, tendue vers la victoire. Les adultes, simples spectateurs, nous observaient du coin de l’œil, interloqués. Je sentais qu’ils avaient peur. Eux non plus ne comprenaient pas, n’avaient, je crois, jamais entendu parler du mont Sinaï… Des mioches qui hurlent trop fort comme Marcel et Bernard, parlent de Moïse, de la mer Rouge qui s’ouvre, et chantent un augure qu’ils n’ont jamais vu. Le Racing à Lecointre, ça avait de la gueule.

Dans le vélocipède, pas de vestiaire, hélas ! — juste un bus d’équipe pour les pros —, on joue à 15 contre 1, grosse côte. Pas d’endroit où la tension monte comme les larmes après une défaite qui fait mal. Pas de chansons, mais les cris de stupeur d’une chute évitée ; pas de clins d’œil et de tapes dans le dos, mais des jetés de coudes contre les barrières ; pas de rots et d’accolades ; pas de rires et de chambrage. Même pas un arrêt pour le pote en galère parfois. Et surtout pas de chant ! Pas de fraternité entre les cocottes, peu de solidarité dans le pédalier. Du silence sans effluves, des gosiers secs et des adieux gris sans longueur de bouche. Une solitude sans excès, sans ripaille et sans bière. Juste de l’amer sans ministère. Il n’existe pas de troisième mi-temps, l’après-course est terne et pénible. Agapes d’une tristesse monacale, modestes victuailles de Cathare, devoirs en rafale : un vélo à ranger, le matos à inspecter, une Kro pour la forme, encore des pâtes sauce tomate pincée de gruyère, et bye-bye. Moi, j’ veux du contact, toucher mes frères, les prendre par le col, j’ veux des roues et des peaux qui se touchent, de la chair abrasée sur le bitume, un crampon dans la tronche. Qu’on le veuille ou non, rouler demeure une aventure solitaire, parfois austère. Un monologue physique et un plaisir dépeuplé. 


pp. 71-72



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