« tour de force de construction spéculative d’un récit à visées multiples »

 

Décryptage indiciaire et familial d’une correspondance matérielle d’un « poilu » emprisonné, tour de force de construction spéculative d’un récit à visées multiples.


Hugues Robert, Librairie Charybde


La carte est beige et d’un format légèrement inférieur à celui d’une carte postale de vacances – format encore familier aux personnes de ma génération mais pour combien de temps encore ? Alors je vais chercher la règle de mon fils…

… et elle mesure 14 cm sur 9.

Au recto à droite on peut lire :

Feldpostkarte

An

et à côté un coup de tampon rouge : Kriegsgefangenen-Sendung

au-dessus d’un noir 1 2 AUG 16

le 1 et le 2 comme ça, très espacés

et encore un cachet rond qui peut passer pour postal :

REISEN 22. 8. 16. 11-12V (Kr. LISSA)

et encore en dessous, sous

An

:

Monsieur Annocque

52 rue du Pont Firmin

Quimper

Finistère

Frankreich

C’est écrit au crayon à papier. L’écriture est belle, élégante. Bien plus élégante que la mienne, bien plus lisible que celle de mon père. Le M de Monsieur souligne la suite du mot jusqu’au i, le A de Annocque donne l’occasion d’adosser un œuf presque horizontal à une barre légèrement penchée sur la droite, un très gros œuf par rapport au reste du nom, mais moins gros cependant que celui du Q de Quimper qui fait carrément 2 ½ cm de long.

Je n’ai jamais su que ma famille avait vécu à Quimper. Ou nulle part ailleurs en Bretagne.


Le tiers gauche de la carte est à remplir verticalement, il est réservé aux informations concernant l’expéditeur

Annocque Edmond

Sous-lieutenant


Mon jeune grand-père.


Stübe 79

Offiziergefangenenlager

Reisen in Posen


Je ne suis pas sûr de bien lire.

L’essentiel est au dos.

D’abord on est rebuté : c’est écrit tout petit, tout serré ; il n’y a pas de retour à la ligne, et c’est clairement la surface du carton et la taille de l’écriture qui déterminent la longueur du texte.




Publié chez Lunatique en 2018, au même moment ou presque que Seule la nuit tombe dans ses bras chez Quidam, le onzième texte de Philippe Annocque propose un tout autre dispositif. Stimulé sans doute par les célébrations du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, et par le travail effectué auprès de certaines des classes de ce professeur de lettres du secondaire, dans le civil, autour des « lettres de poilus », il exhume pour nous et pour lui un trésor enfoui d’un genre bien particulier, puisqu’il s’agit d’une épaisse liasse de cartes et de lettres adressées à sa famille par son propre grand-père, Edmond, alors qu’il était prisonnier de guerre en Allemagne (ou plus exactement, d’abord, dans une partie de l’Allemagne de l’époque aujourd’hui située en Pologne), dans un OfLag, en 1916-1918.

Le texte de Philippe Annocque ne se limite pas toutefois, loin s’en faut, à l’édition de ces cartes (il a choisi, pour des raisons qui apparaîtront en temps utile, de laisser de côté les lettres pour se concentrer sur la matière extrêmement condensée que proposent ces moyens rudimentaires de communication écrite, limités en taille et en fréquence par les règlements de l’incarcération) : Mon jeune grand-père nous propose de partager l’enquête éditoriale et historique conduite par l’auteur, en mode pleinement discursif, incluant difficultés de déchiffrage de l’écriture, informations parcellaires, mystères et inconnues de l’histoire familiale, inférences nécessaires voire indispensables face à l’ambivalence des significations, ou encore décryptages forcés des traces de l’auto-censure, développée logiquement pour ne pas encourir les foudres de la censure, la vraie.

Même si le documentaire historique n’est sans doute pas la visée première de cette enquête dont nous sommes, lectrice ou lecteur, les témoins, Mon jeune grand-père nous invite à une intense démonstration de vie matérielle, dans le cadre bien particulier de cet OfLag de la Première Guerre mondiale, lorsque le comptage et le suivi des correspondances et des colis, la spéculation sur leurs difficultés éventuelles d’acheminement ou la minutieuse recension de leurs contenus, commentés en vue de modifications futures tiennent une part essentielle de la création de conditions d’existence, et de la reconstitution de repères, voire de rituels, dans un micro-univers où les journées sont longues et où la réalité extérieure du massacre en cours ne peut être évoquée qu’à mots très couverts ou totalement incidents.



Le 16 août 1916

Mon cher Papa

Le 13 et le 14 ont été une bonne journée pour moi. Le 13 j’ai reçu tes 2 cartes et la lettre de maman du 2. Le 14 la lettre de papa du 4 et une lettre de ma Tante du 6 et une de Lucie du 25. Com Je te charge donc de leur répondre à toutes deux et de les remercier. Comme colis j’ai reçu les n°26 et 28. Ma Tante m’annonce un colis de gâteaux. Le 14 je vous ai envoyé une photographie : c’est la 1ère celle où je ne suis pas très bien. J’en ai une autre que je vous enverrai dans quelques jours.

Il y a l’équivalent de trois lignes gribouillées au crayon de couleur violet, on dirait presque du feutre. Sous le gribouillage il n’y a rien à lire, pas une lettre.

Je n’ai pas oublié que c’était le 15 août hier et j’ai communié. J’ai bien reçu les cartes à jouer. Nous n’avons pas non plus de nouvelles précises de Robert, on sait seulement qu’il était grièvement blessé à la jambe. Certains disent qu’ils l’avoir vu mort, mais aucune certitude. Je suis suffisamment monté en chemises caleçons mais 1 flanelle de plus, quelques mouchoirs serviettes et 1 main de rechange seraient nécessaires (Une main ?). Comme chaussettes, comme c’est assez difficile de les raccommoder, envoies-en de temps en temps je mettrai les trouées de côté. Nous pouvons recevoir toutes sortes de photos du moment qu’elles ne représentent que des personnages. Envoyez-moi aussi du café en grains et un filtre unitasse pour varier de temps en temps avec le chocolat (deux mots que je ne parviens pas à lire. Du sucre ?) SVP. Ma tante et Lucie demandent mes occupations réponds. Je te quitte mon cher Papa en t’embrassant bien fort et de tout mon coeur ainsi que ma chère maman et toute la famille. Ton fils qui t’aime bien. EA

« J’ai communié » « j’ai reçu les cartes à jouer » et « Robert est peut-être mort ». L’enfermement est aussi le petit rectangle de carton identique à tous les autres où les mots se collent les uns aux autres. Promiscuité jusque dans l’écriture qui s’en ressent.

Je ne sais pas non plus qui est Robert. Mon père avait bien un cousin qui s’appelait Robert, mais il n’a pas été blessé à la jambe pendant la guerre suivante. Rien à voir.


Filtrant sa matière brute en un dispositif subtil qui n’a au fond rien à envier à ceux, en apparence plus spectaculaires, de Mémoires des failles ou de Vie des hauts plateaux, Philippe Annocque nous invite à une poignante leçon de construction indiciaire du récit, à un étrange agencement poétique spéculatif, où les histoires, petite et grande, s’entrechoquent au bas bruit de l’intime sur fond de déflagrations guerrières, nous donnant à voir aussi bien les béances de tout récit possible que le travail généralement invisible du narrateur-constructeur. Un discret tour de force qui en annonce un autre, en 2020, avec Les singes rouges.



Article original (avec photos)





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