« Des trains entrent en gare pour de nouveaux départs. Reste à trouver la destination. »


 

Ça débute comme une romance en bord de mer, près de Magouëro, Bretagne sud. Et puis rapidement, soudainement, après seulement quelques pages, un drame. Un enfant disparaît. D’ailleurs, ces portraits d’enfants qui défilent dans les premiers chapitres, qu’ont-ils en commun ?

Nous faisons tout d’abord connaissance avec cette famille aisée, père riche et influent, deux enfants, Raphaël, 5 ans et Titouan, 12 ans, c’est ce dernier qui disparaît alors qu’il jouait dans l’eau avec son frère, presque sous les yeux de leur nourrice. D’autres figures enfantines vont se succéder, de différentes classes sociales mais toutes meurtries par des drames profondément ancrés dans l’âme. Des familles recomposées ou plus du tout composées.

« Laissons le papier dépérir et les enfants grandir ». Gros plan sur Brest où plusieurs années ont passé. Là y vit Théo qui cache son homosexualité à ses parents, lui et Leega – mais qui est cet homme mystérieux ? - s’aiment comme on peut s’aimer quand on vit dans la rue, imbibés d’alcool, crachant la clope à tous les coins de rue. Ils errent dans la ville, végètent, marqués par la vie et ses horreurs, sa violence physique comme morale, ces tragédies dont la résilience est une étoile trop difficile à atteindre, une étoffe trop lourde à assumer, et alors survient le dégoût de soi-même, le dégoût de tout, entraînant les abus, les excès, la solitude (même à deux), la marginalisation, la vaine recherche de la liberté, la déambulation vers l’inaccessible, le goût du whisky, du rhum. Un texte qui résonne étrangement, comme une prolongation de nous-même.

La ville de Brest est personnifiée, bienveillante pour ses âmes à la dérive, protectrice et complexe. Son décor évolue, danse : « Les nuages se réunissent, s’autorisent un plan d’attaque ». Des trains entrent en gare pour de nouveaux départs. Reste à trouver la destination.

Les galeries de ces jeunes en perdition sont celles d’une recherche d’identité, d’une vie autre, forcément meilleure, une jeunesse vivant dans le présent mais ailleurs, que ce soit en pensée ou en désir, en rêves ou ambitions. Les séquences sont détaillées, scrutées : « Elle observe les marins qui descendent et se crient des salutations que le vent entraîne au-delà du port. Elle détaille les visages et espère y reconnaître celui de son père. Ses pieds remuent ; ses doigts frétillent. L’excitation se fait dopamine. Le mois est arrivé, le jour aussi. Papa va revenir de là-bas. De là où la terre n’a aucun droit. Où le vent se fait gouverneur de l’océan ».

Difficile d’accéder à sa quête de liberté, « être libre des choses que racontent les parents », quand le vécu est déjà aussi chargé, aussi chaotique, aussi prégnant. D’autant qu’il y a les flics, cherchant à chasser les clochards de la ville. Les flics sont les ennemis, et pourtant ce John, sous son uniforme, est un humaniste, il respecte ces noctambules défoncés et assoiffés, alors que « le vent dépose l’aiguille de la montre sur le chiffre trois ».

Dans ce premier roman délicat, sombre, poisseux et subtil conté au présent, le jeune Timothée Cueff, écrivain et slammeur, poétise dans une atmosphère tantôt oppressante, – celle de la réalité –, tantôt onirique, – celle de l’ailleurs, de l’échappatoire, de la soupape de sécurité pour ne pas descendre aux enfers chaînes aux pieds. Texte sensitif dans une Bretagne magnifiée, Les pieds dans l’eau me parlait dès la (superbe) couverture, avec ce titre dont je me souviens être celui d’un roman de René Fallet paru il y a si longtemps. Ici l’univers est tout autre, il est résolument moderne, se coulant au plus près de son temps, dans une Bretagne pourtant tiraillée dans ses croyances, avec ses tronches de biais burinées où dépassent une pipe ou un mégot de clope dans un brouillard humide.

« Elle sent l’océan ouvrir son immense bouche et avaler l’astre orangé. Il digère et cesse de gronder, se tait dans une sieste qui donne à la lune l’occasion de s’y perdre. Les nuages se réunissent, s’autorisent un plan d’attaque. Faire de cette soirée le foyer des chagrins qui ne trouvent plus aucune solution. La nuit pleure et les larmes descendent un peu plus. Des nuages jusqu’aux paupières ».

Timothée Cueff, tout en parcourant diverses régions de France, a mis trois ans pour écrire ce roman qui vient tout juste de paraître aux toujours inspirées éditions Lunatique. Il est une sorte de voyage intérieur ambivalent qui claque entre rêve de jeunesse inassouvi et réalité âpre aux souvenirs pourrissant l’existence, une barrière parfois infranchissable pour des protagonistes en quête d’un ailleurs, d’un sauvetage. Contre vents et marées. Bretonnes.

Warren Bismuth, pour Des Livres rances


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