« prendre sa vie en main avec les pieds »

 




Olivier Hervé, auteur : « Pédaler, c’est produire du paysage »


Le cyclisme et, plus largement, le vélo, suscite une abondante littérature. Pédalées, le livre d’Olivier Hervé est une sorte de livre total, et tout à fait singulier. Une encyclopédie subjective du cyclisme.


Sans doute, il n’y a pas de sport plus intimement lié à la littérature que le cyclisme. Non seulement parce que la course cycliste, ignorant l’unité de lieu et mobilisant des dizaines ou des centaines de concurrents, a besoin d’un récit unificateur. Mais aussi parce qu’il semble bien que le seul fait de pédaler génère du langage. Même quand on roule pour s’isoler, et par conséquent avoir la possibilité de se taire, on rentre avec une odyssée à coucher sur le papier. Il y a une continuité entre l’acte de pédaler et l’art d’écrire. Pourquoi donc ?


Pédaler, se perdre, puis écrire


Pour Olivier Hervé, auteur du bel et inclassable Pédalées paru aux éditions Lunatique, ce qui fait l’intérêt supérieur du vélo, c’est d’abord qu’il permet de... se perdre ! « On a beau être dans une région qu’on croit connaître, dit-il, il suffit d’une bifurcation inconnue pour basculer dans un éloignement soudain, et se sentir perdu. C’est encore plus vrai dans la forêt, bien sûr. Mais il y a un paradoxe, car d’un autre côté, à vélo on va là où l’on ne serait jamais allé à pied ou en voiture, et du coup personne ne connaît mieux le pays qu’un cycliste. Là où nous vivons, mon épouse est native du "cru" et pas moi : pourtant je connais le coin mieux qu’elle, physiquement parlant. »


Ce professeur d’histoire-géo voit donc dans le cyclisme une façon de pratiquer la géographie, de la mettre en acte. Le vélo est ce qu’il appelle un « véhicule de l’entre-deux », il ne produit pas le même paysage que la marche, la voiture ou le train.


Pays, régions, villages, terroirs... Pédalées regorge d’ailleurs de toponymes, presque tous hauts-lieux-communs du cyclisme : du Boischaut à la Thiérache, du Firstplan à la Planche des Belles Filles, du Quercy au Vic-Bihl ou du Poudouvre au Valgaudemar, les ondulations gourmandes de la langue compensent l’inquiétante étrangeté de la désorientation.

De fait, ces « Carnets du grand chemin » (soit dit par référence à un autre furieux écrivain géographe, Julien Gracq) évoquent tous les cyclismes et tous les cyclistes. Le cyclisme « je l’aime, écrit l’auteur, quand il parle des splendides ratés de la vie. »


Il y a la compétition et sa fureur, mais aussi la promenade, la contemplation. La célébration de l’exploit sportif y trouve son pendant dans le portrait imaginaire et mélancolique de ce coureur professionnel, retraité de trente ans. Ou dans une forme de critique sociale douce-amère suscitée par le phénomène cycliste urbain, partagé entre bobos et livreurs ubérisés, déclassés, exploités :« Je me sens pauvre et prolo sur un vélo, lumpencycliste et Nordestino. »


On y croise encore le dernier vainqueur du Tour français, « et c’est une femme, bon sang ! », en la personne de Jeannie Longo. Et l’on s’étonne, ironique et navré, des lapsus ou des actes manqués de l’institution sportive quand elle parle des femmes, de l’image dans laquelle elle les enferme en prétendant les libérer.


« Prendre sa vie en main avec les pieds »


Le texte est dense. On y plonge, et il faut du souffle. On navigue dans la page comme on remonte un peloton qui frotte. C’est dense, coloré et foisonnant : on apprend à y circuler aussi bien qu’on se laisse porter. La langue est rythmée : réfléchie et haletante, comme la course.


Pédalées est donc une sorte de livre total, et tout à fait singulier, sur le vélo. C’est le livre d’un géographe qui incorpore ses cartes IGN à vélo, et qui« écrit pour ralentir ». C’est aussi celui d’un enfant qui bien avant « de passer de spectateur frustré à acteur contemplatif » et de « prendre sa vie en main avec les pieds », rêvait déjà de Tour de France alors qu’il randonnait en Maurienne dans le sillage d’un père épris de montagne.


C’est enfin celui d’un homme qui, passé par le rugby et les joies de la troisième mi-temps, n’a découvert le manque qu’avec le cyclisme. Il a aussi réalisé ce vieux désir d’écrire, sans doute parce que, dit-il encore,« quand on a fini de rouler, on est plus lucide sur le monde. »


Olivier Haralambon

L’Équipe/Vélo Magazine du 24 novembre 2021


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