« Oui, souvent je me retrouvais seule et c’était indéniablement le moment que je préférais d’entre tous. »

  

Captive, un roman d’Elsa Dauphin
À paraître le 15 février 2022

Léa vit seule, en marge de la société. Dans cette solitude volontaire, elle tente de se réapproprier son existence. Mais, le passé trop lourd fait retour, au gré des souvenirs épars et des événements auxquels elle se trouve confrontée. Captive d’une mémoire fragmentée, dans une exploration intérieure troublante, elle oscille entre présent et passé.


Extrait :

Le deuxième gendarme a ouvert un dossier, en a tourné les pages lentement, plongé dans une réflexion interrogative.

« C’est vrai qu’il ne vous payait pas beaucoup. »

J’ai pu apercevoir, parmi les feuilles qu’il manipulait, des copies de fiches de paie. Sa voix, quand il a parlé, était calme, dénuée de l’agressivité qui avait marqué l’entretien avec le premier gendarme. La tactique était connue, et sa puérilité aurait pu prêter à sourire — le gentil et le méchant —, mais le contraste entre l’un et l’autre était effectivement rassurant.

« C’est vous qui faites la fermeture ? »

Je retrouvai la parole, mise en confiance par l’apparente bienveillance de ce fonctionnaire et animée par une velléité soudaine d’éclairer les zones d’ombre qui pouvaient subsister quant au déroulement de cette soirée.

Oui, souvent je me retrouvais seule et c’était indéniablement le moment que je préférais d’entre tous. Cette brusque accalmie. Je passais un rapide coup d’éponge sur les tables, y plaçais les chaises et goûtais à ce merveilleux silence, si ce n’était le bruit des frottements de la serpillière que je passais sur le sol. Dans les gestes lents et amples de mes bras, la tension harassante se métamorphosait en une fatigue calme. Avant de partir, je portais la poubelle dans le container situé dans la petite ruelle derrière le restaurant.

« Ce soir-là aussi vous avez fait la fermeture ? »

Non, pas ce soir-là. Il arrivait que Thierry restât après mon départ, mais jamais seul. Ce soir-là, il était avec Michel, le vigile, et sa femme, Émilie. Tous les trois buvaient des bières et discutaient. Je les avais laissés après avoir terminé le ménage. Le gendarme a relevé la tête de son dossier dont il avait continué à tourner les pages distraitement pendant que je m’expliquais.

« Ce n’est pas ce qu’ils disent. Ce que Michel et sa femme disent, c’est que vous étiez toujours là quand ils sont partis. » Les mots bloqués dans ma gorge serrée. Ma sidération.

« Ils disent qu’ils sont partis avant vous, madame Détrier ! »

Devant son insistance vigoureuse, j’émis un grincement vocal : un maigre « non ». Cette affirmation me prenait au dépourvu et me laissait si interloquée que, dans un premier temps, je ne parvins pas à rassembler mes souvenirs et mes pensées, et à les formuler clairement. Puis, l’affolement ouvrit une digue, et je déversai un flot de paroles.

pp. 31-32


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