« Auprès de jeunes gens happés par YouTube et les écrans, les vidéos des scènes les plus violentes restent imbattables, en termes de fascination. »

 

La Vie brûle, de Jean-Claude Leroy

Extrait :

Assis au même endroit, et l’œil tellement vif, Atef, avec toujours sa pile de journaux à côté de lui, entouré de curieux et de familiers de tous âges qui s’arrêtent pour le saluer, s’attarder près de lui le temps d’une conversation ou de l’écouter prophétiser, puis renâcler, enfin dispenser à tel ou tel un conseil faussement confidentiel perçant d’une fulmination sévère ou drolatique, quoique toujours sous un air exagérément sérieux. Il se rappelle chacun, le nomme par son prénom, passe d’une langue à l’autre, selon l’interlocuteur, de l’italien à l’anglais, de l’arabe à l’allemand, ou à l’espagnol. Le Caire est cosmopolite et la révolution, surtout maintenant qu’elle s’est adoucie, attire des curieux du monde entier ; pas que journalistes ou reporters, aussi des jeunes gens en mal de changement ou de subversion, des utopistes sceptiques venus vérifier quelque chose, des gamins désœuvrés aimantés par une expérience en cours. Passant dans ce quartier fourmillant, ils sont subjugués par ce vieux fou aux allures de philosophe, et ils reviennent le lendemain et les jours suivants, plus passionnés par les propos du vaticinateur que par les dépêches d’agence, les articles, les avis d’experts qui abreuvent les médias en ligne et les messageries. Auprès de jeunes gens happés par YouTube et les écrans, les vidéos des scènes les plus violentes restent imbattables, en termes de fascination. Ainsi les scènes atroces des premiers jours, scènes de tuerie, de corps roués de coups, ou d’audaces suicidaires, filmés au téléphone par un camarade inconnu qui publiera en ligne ces quelques images pour ne pas oublier. Quant aux témoins interrogés, ceux qui se prêtent au jeu répètent en boucle le même refrain obligé, avec la même méfiance hautaine vis-à-vis de celui qui débarque une fois que l’affaire est dans le sac. Alors, c’est autour d’Atef que se fait l’assemblée, et je ne doute pas qu’il y en a d’autres un peu partout dans la ville. Entre quinze et vingt millions d’habitants vivent au Caire, entre beaux quartiers, immeubles bondés, bidonvilles et cimetières. De quoi faire résonner une parole qui jouit de se libérer pendant qu’elle le peut.

pp. 191-192


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