« Je suis chanteur. Je suis artiste. Je suis : Johnny Hallyday. »

  

Le Petit Peuple des nuagesun recueil de nouvelles de Charlotte Monégier

Il n’avait jamais vu la mer


Le Vieux-Johnny ajusta son pantalon pour caler sa ceinture au-dessus de son nombril. Avec le temps, ses hanches s’étaient couvertes d’une épaisse couche de graisse et des bourrelets dégringolaient le long de son abdomen. Ses soixante-douze ans pesaient lourd dans son ventre, c’était toujours compliqué d’avoir une tenue digne et correcte. Le Vieux-Johnny avait un travail fatigant, qui nécessitait de courir sur plusieurs centaines de mètres. Il sautait, sur place et sur les côtés ; il dansait, se trémoussait, s’accroupissait ; hurlait dans un micro des phrases qu’il connaissait par cœur depuis l’enfance ; des « OK », des « Ah que », des « Salut les copains ». Il fallait que ça tienne. La chemise, le cuir, le jean. Sa dignité. D’autant que tout le pays l’adorait — le pays de la Champagne berrichonne —, et pour lui c’était important : il ne fallait pas décevoir le pays.

Alors il se concentra.


Je n’ai pas mal au ventre. Cette douleur aux intestins n’existe pas. Chaque samedi soir depuis cinquante-six ans, je monte sur scène. Ce sera aujourd’hui. Je suis chanteur. Je suis artiste. Je suis : Johnny Hallyday.


Comme d’habitude, de nombreux fans s’étaient pressés sur l’esplanade de la mairie. Ils venaient de Saint-Florentin, de Paudy et de Giroux. Parfois même d’Issoudun et de Châteauroux. Le Vieux-Johnny était une vraie star locale, il en avait conscience, et lorsqu’il croisa son reflet vieilli dans la glace de sa loge — une pièce minuscule, en préfabriqué — il eut peur. Et si la douleur revenait ce soir ? S’il tombait sur scène, si sa voix se brisait ?


On frappa à la porte, tout était prêt. On n’attendait plus que lui.

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