Le Carnet à spirales
Un matin, je trouve Pierre, seul, installé à une petite table à l’ombre de son olivier préféré, à l’arrière du château des Quatre Tours, à Lacoste.
« Gérard, venez prendre le petit déjeuner avec moi. Tenez, les croissants sont tout frais, on vient de me les apporter. Alors, que faites-vous, ce matin ?
- Eh bien, Pierre, aujourd’hui c’est le grand marché à Coustellet. J’adore ce marché, alors je vais aller y faire quelques courses. »
Après un léger temps de réflexion, il me dit, d’une voix hésitante, pétrie de timidité : « C’est une bonne idée, Coustellet. C’est ouvert tous les dimanches ? Je n’y suis jamais allé. Est-ce que ça vous ennuierait beaucoup si je venais avec vous ? »
À mon tour d’hésiter. Pierre a 94 ans, et il commence à marcher avec difficulté. Coustellet est comme une énorme foire, avec la foule qui se bouscule dans un dédale de boutiques et d’étals, et où la chaleur en ce mois de juillet sera assurément redoutable.
« Vous avez besoin de quelque chose, Pierre ? Je peux vous rapporter ce dont vous avez besoin, vous savez.
- Non ! Non ! Moi aussi, j’ai envie d’aller faire des courses à Coustellet. Vous pourriez m’emmener ?
- Bien sûr, Pierre. Mais, je n’ai pas de voiture, ici, je n’ai que ma moto.
- Non, pas de moto : je n’ai pas de casque ! Mon chauffeur a pris la Jaguar pour aller à la gare, ce n’est pas grave on prendra ma voiture. Alors, d’accord ? on se retrouve à midi ? »
Et à l’heure dite, précisément, monsieur Cardin, qui ne conduit presque plus, prend le volant de ce qu’on pourrait appeler son véhicule de service. C’est une vielle Volvo cabossée, qu’il utilise parfois pour se déplacer dans les environs de Lacoste, quand il suit ses différents déménagements. Une voiture que l’on repère de loin au bruit, car depuis longtemps elle a laissé son pot d’échappement dans un virage de Lacoste.
Être assis à côté de Pierre Cardin sur une départementale du Luberon est une expérience qui n’est pas sans rappeler le rallye Paris-Dakar avec Hubert Auriol. La vitesse est au maximum des possibilités du véhicule, Pierre conduit sur les départementales comme s’il roulait sur une autoroute. Chaque virage est négocié au plus serré, il lui arrive souvent de mordre le bas-côté, et le reste du temps il occupe sans complexe le milieu de la chaussée, obligeant les voitures que l’on croise à libérer le passage au plus vite. Sans sirène ni gyrophare, avec un calme parfait, il double tout le monde et parvient en un temps record à atteindre sa destination — Coustellet !
pp. 92-94
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