Caruso
Il est deux heures du matin. Dans les carrières de Lacoste, nous terminons la répétition de Feyd’O’Fenbach, le nouveau spectacle qui doit se jouer dans quelques jours. L’équipe technique s’affaire encore au montage des derniers éclairages. Les comédiens et les danseurs se sont quant à eux refugiés par affinités dans tous les interstices, toutes les anfractuosités, tous les coins cachés de cette carrière gigantesque dans laquelle Pierre Cardin a installé le théâtre de plein air de son festival. Les neuf cents places sont pour l’instant désertes, et le mistral, qui souffle et hurle aux quatre coins de la carrière, donne à ce décor une allure surnaturelle et fantomatique. Des chaises, poussées par les rafales, glissent lentement comme sur une piste de décollage, prêtes à s’envoler vers la masse tumultueuse des nuages, qui file dans le ciel à la vitesse d’un cheval camarguais au galop. Dans une lumière crépusculaire, la carrière est balayée par les faisceaux des éclairages qui semblent rebondir sur le fond de scène, gigantesque mur taillé dans la pierre. Ce soir, la fin du monde semble vouloir précéder celle de la répétition.
Une sonnerie de téléphone retentit dans le noir, à l’autre bout de la carrière. Le temps de traverser la scène, jonchée de feuilles et de branches arrachées par le vent et de carcasses de projecteurs tombés sous les rafales, et je me saisis de l’appareil.
« Allô, oui ? Je vous entends très mal. Comment ? Monsieur Cardin veut me parler ? Je ne vous entends pas. Je vais raccrocher et je vous rappelle tout de suite. »
Je cours me réfugier dans la régie.
« Monsieur Cardin ? Vous m’avez appelé ?
- Ah ! C’est vous, Gérard ? Voilà, je suis à Stia, une ville à quarante kilomètres de Florence. Nous allons lancer un grand festival international à Florence. Ce sera un immense succès, on viendra du monde entier. J’aimerais que vous assistiez demain soir à la première d’un ballet magnifique que nous donnerons dans le théâtre du futur festival.
- Mais, Pierre, je suis à Lacoste ! En répétition ! Comment faire pour être là-bas demain ?
- Trouvez-vous un avion à Paris dans la matinée, on viendra vous chercher à l’aéroport de Florence. Allez, bon voyage. Je vous attends. »
Et il raccroche.
Cinq minutes, plus tard il me rappelle. « En fait, le ballet se joue ce soir. Dommage, vous ne pourrez pas le voir. Oui, dommage, parce que ce sera très beau. Mais, ce n’est pas grave, venez quand même. Il faut absolument que vous voyiez ce lieu, Stia. C’est un village merveilleux, tout près de Florence. Ce sera magnifique. Stia, vous savez, c’est là où j’ai acheté les sources de mon eau, la Maxim’s Water. C’est l’eau que buvaient Michelangelo, Leonardo da Vinci, Dante, Niccolo Machiavelli. Allez, je vous laisse à votre répétition. À demain, donc. Et bon voyage ! »
pp. 127-129
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