J’ai la mémoire qui flanche
Ma présence n’a pas l’air de le surprendre.
« Eh bien, Gérard, que faites-vous là ?
- Et vous, Pierre ? Il est très tard.
- Tard ? Il n’est jamais trop tard, voyons ! Eh bien, comme vous voyez, je travaille. Il n’y a pas d’heure pour travailler. J’ai fait ça toute ma vie, travailler, et ce n’est pas parce que j’ai passé les 90 ans que je vais changer ! Je prépare la prochaine collection. Que voulez-vous ? je ne me suis jamais arrêté de travailler, je n’ai jamais pris même un jour de vacances, c’est pas maintenant que je vais commencer. D’ailleurs c’est très simple, si je ne travaille pas, je m’ennuie.
- C’est curieux, tous vos bureaux sont fermés, vos employés sont partis depuis longtemps, vous êtes tout seul dans l’atelier…
- Mais, je ne suis jamais seul, jamais ! La vraie solitude ce n’est pas pour moi, je suis seul au milieu du monde ! Et, par mes créations, je me raconte au monde. Je connais le monde entier, mais le monde ne me connaît pas. Il croit me connaître. Il connaît mon personnage, celui qui m’a rendu célèbre, mais ce n’est pas moi. Je me suis toujours préservé derrière un personnage, personnage que je me suis construit, que j’ai créé — ma légende. Alors que mon véritable moi, si tant est qu’il existe, est dans mes créations. Mes créations sont les confidences de mon vrai moi. J’ai écrit ma vie par mes créations, comme j’aurais pu écrire un livre. C’est pour quoi d’ailleurs je n’ai pas besoin qu’on écrive un livre sur moi. Bon, eh bien, voilà, j’avais presque fini quand vous êtes arrivé, alors je vous emmène dîner. Au Bœuf sur le Toit, rue du Colisée. Nous y allons à pied, C’est juste à côté. »
Nous voilà maintenant dans ce restaurant très à la mode, qui accueille les « grands d’aujourd’hui », ceux qui ont pris la suite des « grands d’hier » (Jean Cocteau, Paul Éluard, Christian Bérard, le groupe des Six, Pablo Picasso, Sergei Diaghilev, Igor Stravinsky, Erik Satie, pour ne citer qu’eux).
« C’était toute ma bande, au Bœuf sur le Toit, ou plutôt celle de Cocteau. C’était le lieu où il fallait être, au Bœuf sur le Toit. Le Tout-Paris de l’époque se retrouvait là chaque soir pour faire la fête. Moi, j’avais 24 ans et, depuis que Cocteau et Christian Bérard m’avaient engagé pour les costumes de La Belle et la Bête, je ne les quittais plus. Des fêtes tous les jours, du jazz, de la musique classique, du Brésil, du Mexique, par le groupe des Six, sous la conduite de Cocteau, qui s’en donnait à cœur joie. Je me souviens de lui, jouant de la batterie avec un groupe de jazz déchaîné. Ils improvisaient. C’est d’ailleurs de là que vient l’expression “faire un bœuf”, du nom du restaurant.
pp. 150-152
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