« J’ai un grand projet pour vous. »

  

un roman de Gérard Chambre
À paraître le 25 août 2022



Every Time I Meet You


Je dois être dans le bureau depuis trente-cinq bonnes minutes, et j’éprouve, dois-je bien avouer, une certaine jouissance à imaginer l’inquiétude de ceux postés en file d’attente derrière la porte. Je crois même entendre leur piétinement impatient. Trente-cinq minutes, et je ne sais toujours pas pourquoi Pierre Cardin m’a demandé de venir le voir. Ils vont me lyncher, c’est sûr.

Je profite de la énième photo pour me glisser dans un interstice du monologue.

« Mais oui, Pierre, j’étais là, avec vous, lorsque vous avez pris ce cliché extraordinaire dans la combinaison du cosmonaute Neil Armstrong, au musée de la NASA à Houston. C’était l’un de mes premiers voyages avec l’équipe de mannequins.

Oh, c’est vrai. Je m’en souviens très bien, à présent. Vous aviez participé aussi à celui au Japon, avec Gilles et Maryse, n’est-ce pas ? » Il reprend la photo, qu’il contemple avec tendresse. « Elle m’a coûté très cher, vous savez. J’ai dû donner un pourboire royal au gardien du musée pour qu’il revienne un soir après la fermeture afin de me permette d’enfiler ce costume du cosmos. Mais, ça valait la peine. Cette photo a fait le tour du monde. »

Tout en acquiesçant, évidement, j’essaie de le remettre en orbite, direction l’objectif toujours inconnu de ma convocation.

« Toute l’équipe de mannequins avait dîné avec vous, chez un des cosmonautes. Nous avions justement revêtu un de vos “cosmo-corps”, ces combinaisons futuristes que vous aviez créées pour la dernière collection, et ça s’est terminé tous habillés dans la piscine ! Nous ne disposions pas d’autres cosmo-corps pour ce voyage de dix jours aux USA. Heureusement, elles ont résisté à ce “bain de terrien improvisé”. »

Le temps continue à glisser sur la moquette verte de son bureau, avec l’apparente lenteur d’un vaisseau spatial dans le silence de l’espace.

La porte, vont-ils l’enfoncer ? Pierre me rassure avec un large sourire, et prend tout à coup un ton confidentiel :

« J’ai un grand projet pour vous. »

pp. 34-35



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