Et si on l’écrivait cette histoire ?

  

C’était ton vœu, de Céline Didier

À paraître le 1er décembre

Quarante-quatre ans après Dachau décède le grand-père de Céline Didier, Hippolyte. Elle a alors 12 ½ ans. Elle en a 44 quand elle prend la plume et se plonge dans les souvenirs de résistant et de déporté d’Hippolyte. Ses souvenirs, il ne les a pas racontés, il les avait précieusement consignés dans un petit cahier qu’il a tenu secret et que Céline Didier découvre longtemps après. Vient alors le moment où elle est poussée par l’envie et la nécessité de remplir le devoir de mémoire que ses mots implorent. Et elle exauce son vœu à sa façon : introspective, intime et poétique.


Et si on l’écrivait cette histoire
Et si on l’écrivait cette histoire
cette histoire tant de fois racontée
tant de fois évoquée
par bribes

Des bribes d’histoire
des bouts
des séquences
des anecdotes

Tellement par bribes
qu’on a du mal à l’écrire
cette histoire
à la raconter d’une traite
entière

On n’est plus sûrs
on hésite
on ne sait plus dans quel sens cela s’est passé
on ne sait plus par quel bout la prendre
pour la restituer
au plus juste

On ne sait plus
ce qui est de l’ordre
de la réalité de l’imagination
On se demande si on ne mélange pas tout
il y a des incohérences dans notre récit
ce récit qu’on avait pourtant l’impression de maîtriser

Et si on l’écrivait cette histoire ?!
Et si on remettait tout à plat
pour retrouver le sens de cette histoire
pour retranscrire la vraie histoire
celle qui s’est vraiment passée
celle qu’on n’a pas envie d’oublier
celle qui nous rend si fiers
d’appartenir à cette lignée
une lignée de résistants
d’hommes et de femmes
qui n’acceptent pas tout
qui n’ont pas envie d’accepter l’inacceptable
qui savent que ce qui est train de se passer est injuste
C’est insupportable l’injustice
Non ils n’accepteront pas
Ont-ils conscience à ce moment-là
qu’ils risquent leur vie ?
Qui sait
Ce qui est sûr c’est qu’ils y vont !
Là où leur conscience les mène
là où ils savent que c’est juste
Et ils n’hésitent pas
Ils y vont !
Advienne que pourra !

Qu’aurait-on fait à leur place ?
Je me suis souvent posé cette question
moi qui ne supporte pas l’injustice
Ce n’est pas une coquetterie de ma part
de ne pas « supporter » l’injustice
comme quelqu’un qui ne « supporterait » pas le lin
et qui préférerait le coton
Non c’est viscéral
je ne supporte pas l’injustice, les injustices
ça me met hors de moi
ça me met la larme à l’œil, comme on dit
Une sacrée larme à l’œil !
C’est plutôt comme des sanglots qu’on garde en nous
on n’en fait jaillir qu’une larme
car on n’assume pas d’avoir envie de chialer
Chialer, oui, littéralement
à pleines larmes
tellement on est dégoûtés, écœurés, tristes
d’observer de telles injustices dans la vie la vie de tous les jours
Mais on veut faire bonne figure
alors on n’autorise qu’une seule larme
à pointer le bout de son nez au coin de l’œil
comme pour réprimer notre hyperémotivité
car on se sent cons d’avoir envie de pleurer
en plein petit déjeuner
juste en entendant un « fait divers » 
à la radio
alors qu’on ne connaît pas la personne
qu’on n’est pas directement concernés
mais c’est plus fort que nous, les hypersensibles
ça y est on est pris aux tripes
on vit cette injustice de tout notre être
et c’est impossible, impensable
on a envie de pleurer, de se révolter
Mais on est là devant un bol de thé
et la situation ne s’y prête pas
là, à ce moment-là, on sait qu’on ne peut rien faire
on est impuissants
on ne va pas changer le cours des choses
on ne va pas changer le monde
en mangeant nos tartines
Alors on laisse juste venir cette petite larme
au coin de l’œil
comme si on s’autorisait quand même
à exprimer quelque chose
à montrer qu’on n’est pas d’accord
que c’est injuste
que la vie est parfois dure
un peu trop dure
et souvent avec les mêmes
ceux qui ne le méritent pas

Hippolyte et Simone
je ne sais pas s’ils ont eu la larme à l’œil
en voyant ce qui se passait dans leur pays
dans leurs villages
durant cette guerre
mais ce qui est sûr
c’est qu’ils n’ont pas accepté les bras ballants
cette situation
Ils y sont allés !
Où ?
Là où ils savaient que c’était plus juste
pour eux
pour la société pour nous
les suivants
les descendants
Ils étaient encore jeunes
mais je suis sûre qu’au fond
ils pensaient déjà à nous nous, les suivants
nous à qui ils ne pouvaient pas léguer une telle société
dans laquelle il aurait été impossible de vivre

Alors ils y sont allés !
Défendre leurs idéaux
combattre les absurdités de cette guerre
même si c’était au risque de leur vie
mais le savaient-ils seulement
Bien sûr ils le savaient
que ce n’était pas un jeu
qu’ils la risquaient leur vie
et pourtant il était impossible pour eux
impossible de ne rien faire
impossible de ne pas bouger
impossible de ne pas s’engager
impossible de ne pas lutter
impossible de laisser faire
sans réagir
sans se rebeller
se rebeller, étrange ce mot
comme si défendre une vie juste
c’était être rebelle

Ils y sont allés !
Là où ils savaient qu’ils agiraient pour la bonne cause 
là où c’était une évidence
là où Polyte se fera courser
Il a pourtant couru à toute vitesse, paraît-il 
pour les semer
pour ne pas se faire attraper 
pour ne pas se faire choper 
pour ne pas se faire avoir 
pour ne pas se faire piéger 
pour les mater
et pourtant ils l’ont bien rattrapé 
Dénoncé il a été
par un de ceux qui aurait pu choisir 
de combattre à ses côtés
Cela aurait pourtant été logique 
un gars du coin
ça se bat avec les autres gars du coin !
Qu’est-ce qu’il est allé faire avec l’ennemi celui-là ?
Qu’est-ce qui pousse quelqu’un 
à choisir le mauvais camp ?
Le camp du méchant !
Qu’avait-il à y gagner ce gars du coin ? 
Ce gars qui connaissait mon grand-père 
et qui l’a pourtant trahi
Pourquoi, pour quoi ?
Va savoir ce qui fait prendre de telles décisions à ces cons
ces cons qui font du mal par un simple geste 
un geste tout bête
Par un acte d’aucune bravoure 
ce con
il a envoyé mon grand-père aux camps ! 
Et là on ne parle pas de choisir son camp 
du camp des gentils
ou du camp des méchants 
non les camps dont on parle
ceux où il a envoyé mon grand-père 
par seulement quelques mots
les mots de la dénonciation
ceux qui ne demandent pas beaucoup d’effort
il suffit juste de donner une information
à quelqu’un qui saura quoi en faire 
par ces quelques mots
donnés au camp des méchants
ce con a envoyé mon grand-père aux camps !
Les camps de concentration ! 
Je crois bien que ce con
— je n’arrive pas l’appeler autrement
con c’est basique
ça ne me demande pas trop d’effort 
à moi non plus
là, maintenant
de l’appeler comme ça 
c’est court, c’est efficace
et je crois que ça le résume bien 
con
tout simplement —
Eh bien je crois bien me rappeler qu’il a bien payé sa connerie
ce con
car si j’ai bien tout compris 
mais c’est un peu confus
comme si je n’arrivais jamais à me rappeler 
exactement 
ce qu’il lui était arrivé à ce con
peut-être tout simplement
parce qu’en fait sa vie ne m’intéresse pas 
il n’en vaut pas la peine
N’empêche que je crois bien que ledit con 
s’est fait avoir et qu’il a mal fini
C’est con

Alors, on l’écrit cette histoire ?!
Elle en vaut la peine je le sais
on le sait tous
il faut qu’on la mette noir sur blanc 
cette histoire
pour qu’elle ne s’efface pas 
qu’on ne l’oublie pas
On leur doit bien ça à Simone et Polyte 
à tous les résistants
qui ont risqué leur vie 
pour leurs idéaux
leurs valeurs
leurs principes
pour une vie meilleure 
pour nous
nous, les suivants, les descendants 
Alors, on l’écrit cette histoire ?!

pp. 9-18


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