« Ce qui compte, c’est ma solitude. »

 Ma Plaie d’Asie, de Charlotte Monégier

(couverture : Stanislas Varin-Bernier)

À paraître le 15 mars 2023


Je traverse le pont.

D'une berge à l'autre, tout change ;

je le sens.

En moi quelque chose pousse,

quelque chose pleure, quelque chose crie,

et cela marque mon passage vers un stade supérieur.

Les frontières

ne sont pas toujours des lignes tracées sur les cartes.

Parfois elles sont des pleurs,

des claques,

des choix,

et d'autres fois elles sont des bouches qu'on embrasse.


À 28 ans, Charlotte s’est envolée pour le Cambodge, où elle a trouvé un emploi de journaliste. Une nouvelle vie s’ouvre alors à elle, pleine de saveurs et de sensations étonnantes, qu’elle consigne dans son carnet de voyage. 

Exploration des territoires et des peaux, tout est tentant et tout se tente quand le goût de l’aventure vous pousse à des milliers de kilomètres de chez vous. Las ! la liberté parfois se paie de larmes et de peur, de choix difficiles et d’inconsolables douleurs, qu’il faut affronter, endurer, surmonter pour être regagnée, cependant qu’à jamais le corps, le cœur et l’esprit sont marqués par une plaie sensible, ici suturée de mots pour panser l’impensable.



Saigon

Nous sommes en 2008.

Peut-être au tout début de l’année,

je ne sais plus,

et ce n’est pas très important.

Ce qui compte, c’est ma solitude.

Saigon est une ville tentaculaire

aux centaines de marchés ;

une ville aux quartiers d’araignées,

aux soupes odorantes et à la langue inconnue ;

elle est bourrée de vélos et de silhouettes hostiles ;

personne ne veut m’aider.

Non, vraiment, je n’aime pas Saigon.

Je n’aime pas les embouteillages, la chaleur, la crasse,

qui s’entassent dans mon ventre brûlant

comme dans une décharge publique.

Mais,

je me laisse faire.

L’événement me porte.

Il me rendra plus courageuse,

j’en suis sûre.

Après cela, je ne serai plus jamais seule.

Après cela, on pourra me laisser, me trahir, m’abandonner.

On pourra m’oublier dans la forêt de Bélouve

et ne plus m’embrasser sur les ponts de la Seine.

On pourra prendre mon cœur, en faire un tombeau.

Gueuler comme un bébé sur la mère disparue.

On pourra m’approcher, je ne me donnerai pas.

On pourra m’épier, on ne me verra plus.

Personne ne pourra comprendre qu’un jour

on a coupé mon corps en deux.

pp. 65-66



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