« Elle a le goût de la latence comme elle a pu avoir, par le passé, celui de l’aventure : toujours elle se nourrit de ce qui survient. »

 

Et puis viennent les hommes/Et puis viennent les femmes, de Cyrille Latour

À paraître le 15 mars 2023

Et puis viennent les femmes, Et puis viennent les hommes, y a-t-il un début à cette histoire ? Car il ne faut pas se fier aux apparences, il s’agit bien d’une seule et même histoire, qu’importe... l’histoire par laquelle on l’aborde. Le propos tient en peu de mots : la rencontre improbable de deux êtres, aussi effacés que farouches. Et Cyrille Latour, par la grâce d’une écriture pleine de cette poésie contemplative qui lui est propre, dote ces deux solitaires d’un passé encore prégnant et d’une sensibilité à fleur de peau. Est-il plus belle, plus palpitante histoire que celle de cœurs incertains, ballottés par la houle du grand large ? Le phrasé délicat, invitation à ne pas lire trop vite, lentement les pousse, elle et lui, l’un vers l’autre, jusqu’au méli-mélo médian de mots, tel deux mains tendues, qui s’agrippent, se harpent pour — il est permis de rêver — ne plus se lâcher. Ce qu’il et elle se diront par la suite importe peu : l’un par l’autre est advenu au monde, comme une re(con)naissance. Il aura suffi pour cela de la houle et d’un crayon.


Et puis viennent les femmes

Et puis viennent les femmes. Comme étaient venues toutes celles qui, intimes ou simples passantes aux hasards des rues, s’étaient approchées d’elle sans aucune forme de gêne pour caresser son ventre arrondi — imposition des mains. Gestes qui forçaient sa pudeur, auxquels elle est aujourd’hui encore surprise de s’être prêtée de si bonne grâce. Son corps devenu méconnaissable était reconnu — rituel d’intronisation. Les mains sur son ventre sculptaient les formes généreuses d’une de ces déesses de la fertilité dont elle avait appris les variantes culturelles à l’école des Beaux-Arts. Adoubement collectif : chaleur de ces mains de femmes qui la faisaient femme.

En appui sur la passerelle, des années plus tard, elle peine à tenir les fusains et le carnet entre ses doigts roidis par le froid. La page est aussi blanche que le brouillard dans lequel, cette nuit, la ville portuaire s’évapore. Tout juste a-t-elle distingué en arrivant les nuances de gris prises dans le coton des réverbères d’où émerge l’ombre endormie des ferries. Elle aime être en avance, non par souci de ponctualité, mais pour le plaisir de dérober quelques minutes d’immobilité à la course de la pointeuse. Elle a le goût de la latence comme elle a pu avoir, par le passé, celui de l’aventure : toujours elle se nourrit de ce qui survient. Arrivée devant l’entrée du personnel encore fermée, elle s’est adossée contre la passerelle et a sorti ses affaires, plongeant son regard dans la brume.

pp. 7-9



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