Nous avions atteint le bout du monde,
Cap des Aiguilles.
Quel vertige d’imaginer qu’au-delà de l’eau
Il y avait de l’eau,
Toujours de l’eau,
Rien que de l’eau.
Nous étions marins, aventuriers,
Collecteurs de nuages,
Lunes et soleils s’entrechoquaient.
Nous abandonnions tout – leurres, ports, fêtes,
Orages – et voulions tout.
Des roches ciselées à l’infini des vagues
Recommencées,
Poser le temps sur un espace
Et l’arrêter.
Nous rêvions tout.
Depuis,
Nous suspendons aux coques des bateaux
L’équilibre de nos vies.
Un pied dans la terre, l’autre dans l’océan.
Le reste du corps vole comme un cormoran.
Nous avions déjà eu la chance de lire Charlotte Monégier dans plusieurs recueils collectifs de nouvelles publiés chez Antidata, notre éditeur spécialiste favori de la forme courte : sa « Valise », dans « CapharnaHome », formidable mise en scène d’un voyage immobile, ou son « Tout ce que tu fais est merveilleux », dans « Douze cordes », défendant le pouvoir de la musique, à préserver coûte que coûte. « Voyage(s) », publié chez Lunatique en 2021, est son premier recueil de poésie, et nous dévoile quarante-trois facettes d’un rapport à l’ailleurs, proche et lointain, atteint en une trajectoire mobile ou (parfois, à nouveau) immobile. D’Afrique du Sud en Islande, d’Inde en île Maurice, de Maroc en Vietnam ou de Cambodge en Chili, mais aussi à Paris et à Clichy, il y a des moments à saisir, des impressions fugaces à entrer dans une histoire plus vaste, personnelle ou partagée, et c’est ce que Charlotte Monégier réalise ici avec un sens aigu de la rêverie orientée et de la rencontre inattendue.
Nous n’espérions rien de plus qu’un peu de pluie.
De l’eau du ciel
Versée sur la terre.
Les gens de la ville ne comprenaient pas cela
Les graines mortes, les arbres et les sentiers secs,
Les paysages rasés de leurs fleurs et les bêtes
Qui s’esquintent à creuser
Des puits sans fond dans ces nouveaux déserts.
Depuis la plaine, la verte grange,
Nous espérions, mais rien ne venait.
Parfois le dimanche, nous grimpions sur nos mobs
Direction Battambang.
Sans un mot, nous regardions les passants.
Ils portaient des carapaces de plastique
Pour se protéger du temps
Et nous nous demandions :
Depuis quand croient-ils
Qu’ils ne sont pas des animaux ?
Mêlant indications géographiques légères et pourtant précises, situations immémoriales et éclairs humains spontanés, sentiment du vaste et attention au détail, ces quarante-trois poèmes dessinent ensemble une toile plus audacieuse qu’il n’y paraît d’abord, et instillent à la lecture une discrète sensation lancinante qui ne nous quittera plus, celle d’une quête qui n’a rien de vague, mais qui s’affirme à la fois multiple, inscrite avec délicatesse entre nature et culture, mais bien déterminée quant à sa volonté de ne pas subir – même dans la rêverie suscitée. Même si les rythmes et les cadences retenues ne sont pas du tout les mêmes, Saint-John Perse et Édouard Glissant ne sont pas toujours très loin (et pas uniquement lorsque s’infiltre en beauté la créolisation, surtout réunionnaise ou mauricienne ici), et Cabourg ou Houlgate laissent ainsi deviner à l’occasion leur potentiel de rades foraines et de cœurs au matin. Entre le tisserincher à Christopher Okigbo et un sens frontalier des îles, réelles ou métaphoriques, que l’on est peut-être plus habitué à saisir sur les rivages atlantiques jadis recensés par Jacques Darras, il nous est ici offert une transformation permanente des paysages et de la nature en précieuses occasions d’humanité et de songe avancé.
Nous laisserons au port
Nos peaux trempées d’eau de mer
Nos peaux gonflées de larmes
Et nos peaux de méduses.
Nous laisserons
Flotter sous les bateaux
Les coques molles et les épaves
Tout ce qui use
Tout ce qui rage
Les vagues hautes, les amarres
Ce que nos corps ont éprouvé.
Sur l’île,
Nous oublierons les subterfuges
Les tentations, les abandons
Tous les apparats des marées descendantes
Pour enfin trouver refuge
Sur la roche nue.
Contours aqueux, épais, drus.
Frotter nos cœurs aux parois difficiles
Jusqu’à les rendre purs.
Devenir la terre
Devenir le feu.
S’habiller d’absence, d’incandescence.
Et puis le soir nous compterons
Les étoiles dans nos yeux.
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