« Que peut-on espérer d’une journée qui se contente de succéder à la précédente ? »

   

Et puis viennent les hommes/Et puis viennent les femmes, de Cyrille Latour

À paraître le 15 mars 2023

Et puis viennent les femmes, Et puis viennent les hommes, y a-t-il un début à cette histoire ? Car il ne faut pas se fier aux apparences, il s’agit bien d’une seule et même histoire, qu’importe... l’histoire par laquelle on l’aborde. Le propos tient en peu de mots : la rencontre improbable de deux êtres, aussi effacés que farouches. Et Cyrille Latour, par la grâce d’une écriture pleine de cette poésie contemplative qui lui est propre, dote ces deux solitaires d’un passé encore prégnant et d’une sensibilité à fleur de peau. Est-il plus belle, plus palpitante histoire que celle de cœurs incertains, ballottés par la houle du grand large ? Le phrasé délicat, invitation à ne pas lire trop vite, lentement les pousse, elle et lui, l’un vers l’autre, jusqu’au méli-mélo médian de mots, tel deux mains tendues, qui s’agrippent, se harpent pour — il est permis de rêver — ne plus se lâcher. Ce qu’il et elle se diront par la suite importe peu : l’un par l’autre est advenu au monde, comme une re(con)naissance. Il aura suffi pour cela de la houle et d’un crayon.

Et puis viennent les hommes

Et puis viennent les hommes. Ils se bousculent dans sa tête. Ils y sèment le doute. Toujours au même endroit. Au même moment. Reproduction fidèle de la matinée d’hier, d’avant-hier, d’avant avant-hier. Canevas parfait de toutes celles à venir. La rue en pente bifurque et dévoile un fragment du port. Le ciel d’hiver s’éclaircit timidement, rehausse l’horizon d’un trait argenté et semble renoncer à se confondre avec la mer grise. Jusque-là, comme chaque fois, il n’a aucun doute. Jusque-là, elle est seule à jouer avec le mouvement de ses synapses. La viole a fait son office sur le palier du foyer. Le clavecin a tenté, devant le portail, un contrepoint impuissant. Enfin, en haut de la rue, elle prend possession de son crâne. La voix est claire. Elle balaie tout. C’est une langue qu’il ne comprend pas, qu’il reconnaît pourtant comme sienne. Que dit-elle ? Il lui faut tendre l’oreille. La voix manque de se briser en montant dans les aigus. Elle franchit les octaves de tierce en tierce, à ses risques et périls. Elle s’épuise. Arrivée au sommet, alors que lui-même atteint le bas de la rue, elle pousse un cri qui n’est plus qu’un murmure. Voilà : elle crie sans hurler. Elle porte son chant jusqu’à son plus au point de douleur, jusqu’au silence. Elle porte sa plainte. Elle porte plainte. Une plainte limpide qui, dans sa tête, se confond avec ses pensées, jusqu’à prendre leur place. La voix lui évite de penser. La voix est l’expression d’une tristesse qui prévient toute tristesse. Avec elle, grâce à elle, il ressent la tristesse sans avoir à être triste. Rituel immuable : il s’immunise ainsi contre la suite du jour. Que peut-on espérer d’une journée qui se contente de succéder à la précédente ? Il se protège de toute routine dans la routine même. Toujours la même voix au même endroit. Au même moment. 

pp. 7-9



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