«  Plus la peine de s’expliquer, de se justifier, de s’excuser. »


Ce petit objet littéraire de moins de 100 pages est difficile à identifier. Deux histoires, chacune se lisant indépendamment, du début du livre jusqu’en son milieu. Puis nous retournons le volume, même couverture, et entamons la seconde nouvelle également jusqu’en son centre. On peut commencer par n’importe lequel de ces deux textes. Et pourtant, toute la complexité réside dans le fait qu'ils sont comme jumeaux, une brève tranche de vie vue par les yeux d’un homme, puis la même scène vue par ceux d’une femme. Ou inversement.

L’homme et la femme sont jeunes, se rencontrent sur un ferry en partance de Calais, direction l’Angleterre. La femme entame au fusain un portrait de l’homme qui bien vite refuse qu’elle aille plus loin. Voilà pour la partie commune aux deux textes.

M’est avis que selon votre décision d’approche côté pile ou côté face, votre sensation ne sera pas la même. Aussi je vous livre mon journal de lecture, ayant opté, par un hasard qui force le respect, pour la version de l’homme en priorité.

La mer, les grandes étendues d’eau inspirent ce jeune homme, qui se rêve déjà à bord d’un cargo découvrant des terres vierges. Peut-être parce que cet inconnu est solitaire, ne prétend profiter de la vie que seul, rappelant ainsi la célèbre tirade de Brassens : « J’aime mieux m’amuser tout seul, cré nom de nom ! Je suis celui qui reste à l’écart des partouzes, L’obélisque est-il monolithe, oui ou non ? » Il rêve aussi de musique, de grands orchestres jouant en tous lieux. La comparaison entre musique et bateau serait ici tentante, faire surgir de son chapeau le fantôme du Titanic, mais l’auteur s’en garde bien. « L’homme est pirogue, radeau, barque, voilier, caravelle, bateau à aubes, dériveur, yacht, catamaran, thonier, cargo, pétrolier, caboteur. Le monde est fleuve, rivière, océan, mer. Le monde est liquide. »

Le livre retourné, on découvre le parcours de la jeune femme. A fait l’École des Beaux-Arts, est enceinte. Elle est femme à tout faire embauchée sur le ferry, est invisible aux yeux des passagers, comme inexistante depuis toujours. Cherche-t-elle l’amour ? « Un jour, elle en avait l’intuition, elle réussirait à soumettre son existence tout entière à un seul tempo. Plus la peine de s’expliquer, de se justifier, de s’excuser. Elle n’aurait plus à souffrir de se sentir étrangère en cette vie, en ce corps. Elle serait, elle était l’étrangère. »

La rencontre donc, le portrait au fusain. Et puis, chacun de son côté, les deux protagonistes imaginent la suite, la possibilité d’un mieux. Reprendre la vie à zéro, appuyer sur « reset ». Et puis le face-à-face, en plein milieu du bouquin, alors que les deux textes se chevauchent par trois mots en calque sur deux pages, un texte sur l’autre, comme figurant une étreinte. Futur indéchiffrable. À nous d’en imaginer la signification après ces deux récits laissant la porte ouverte à tout programme futur.

Livre original dans sa structure, il déroute dans un premier temps mais s’apprivoise très vite. Les deux textes sont brefs, d’allure fort poétique, où les arts côtoient la pleine mer, dans un horizon brumeux qui reflète en partie le fond du récit. Ce petit livre attrayant vient de paraître aux éditions Lunatique, chasseuse littéraire en quête d’originalité et tapant souvent dans le mille, comme ici.

(Warren Bismuth)

Des Livres rances

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